Nous sommes entrés dans un nouvel âge de la démocratie, pour Bernard Manin. En effet, selon ce dernier, se serait substituée à la démocratie des partis, qui, corrélativement à l'extension du suffrage universel, remplaça la démocratie parlementaire gérée par les notables, une nouvelle forme de démocratie : la « démocratie du public ». Celle-ci se caractérise par une rupture avec les grands débats à propos de la république ou du communisme qui, polarisés autour de l'opposition droite-gauche, orchestrèrent la vie politique française. En découle une tendance à la personnalisation du pouvoir ainsi qu'à la versatilité de l'électorat, désormais plus sensible aux personnes qu'aux programmes politiques eux-mêmes. Aussi, le choix de l'électeur, au cours de la concurrence électorale, est-il davantage fonction des épisodes les plus immédiats de la vie publique. Ce phénomène est de surcroît amplifié par les moyens techniques modernes de communication, à l'instar de la presse, de la radio ou encore de la télévision, dont un des procédés permettant d'impliquer directement le public en sollicitant son avis est le sondage. Cette technique, se basant sur une application du calcul des probabilités et de la loi des grands nombres, serait ainsi le moyen, d'inspiration démocratique, de faire apparaître à un moment donné l'état de ce que l'on nomme communément l'opinion publique, et de mettre ainsi en lumière les grandes tendances générales selon lesquelles se meuvent nos sociétés contemporaines.
Cependant, les opérations de communication, s'illustrant à travers un intérêt accru pour les sondages, occupent une place croissante au sein de nos sociétés démocratiques ; si bien que le pouvoir, par essence détenu par l'ensemble des citoyens et exercé légitimement par les représentants politiques à l'issue de la compétition électorale, semblerait se concentrer autour de l'opinion publique, mise en exergue par les instituts de sondage. La loi du plus grand nombre, exprimée au travers des sondages, tendrait-elle à prendre le pas sur la loi du général, constitutive de nos sociétés démocratiques ? Le pouvoir de la communication viendrait-il supplanter le pouvoir de la représentation ? Assisterait-on à une confiscation du pouvoir démocratique par les hommes de la communication, se réclamant de l'opinion publique ? Et d'ailleurs, cette opinion publique a-t-elle une quelconque valeur représentative de l'état de la société ou bien ne constitue-t-elle qu'un instrument au service des volontés politiques individuelles et des intérêts de la minorité ?
[...] Ainsi, l'attachement grandissant aux sondages serait-il susceptible de dissimuler une déviation structurelle, à laquelle nous contribuerions passivement, de nos sociétés démocratiques vers une forme de gouvernement oligarchique, qui se parerait fallacieusement des attributs de la démocratie. Enfin, cette démocratie d'opinion portée par les sondages présente le risque d'entrer en conflit avec la démocratie représentative. En effet, la communication de masse promue par la démocratie d'opinion privilégie l'écume des choses et l'instantané. Elle est par définition aveugle aux problèmes structurels et aux évolutions longues, qui constituent précisément l'objet et le domaine dans lequel s'inscrit le politique. [...]
[...] Ainsi, notre démocratie s'est transformée. Elle revêt à l'époque contemporaine une forme au sein de laquelle la communication, et par là même les sondages, y prennent une part de plus en plus importante. Si ces derniers ont contribué à une certaine vitalité de la démocratie et du vivre ensemble, ils portent toutefois en germes des manœuvres qui échappent et se retournent contre le contrôle populaire, et qui relèvent en cela de la tyrannie. Aussi, si ces germes funestes ne sont pas encore éclos, notre tâche est de demeurer vigilants afin de les émonder avant qu'ils ne transforment nos démocraties en d'insidieuses oligarchies régies par la communication et les sondages, et desquelles aurait disparu la liberté individuelle. [...]
[...] S'ensuivrait ainsi un affaiblissement de la volonté politique institutionnelle, entraînant une tendance à la dépolitisation ou à l' impolitique selon les termes employés par Pierre Rosanvallon dans son dernier ouvrage intitulé La contre-démocratie : la politique à l'âge de la défiance. En effet, la coexistence d'une démocratie d'opinion, se manifestant au travers des sondages, avec la démocratie représentative viendrait interférer, du fait de la méfiance du citoyen à l'égard des représentants politiques, dans le déploiement d'une volonté générale durable, portant ce qu'Hannah Arendt définit comme l'essence du politique, en l'occurrence la vision partagée par l'ensemble des citoyens d'un projet historique de construction d'un monde commun. [...]
[...] Aussi, si nous ne sommes pour l'heure en présence d'une dictature effective des sondages, qu'est-ce qui nous garantit que nous n'y sombrerons pas un jour ? Et préalablement, de quelle manière les sondages ébranleraient-ils nos sociétés démocratiques modernes dans leurs fondements mêmes, et les asserviraient-ils ? Tout d'abord, l'omniprésence de la communication, et par voie de fait des sondages, au sein de nos sociétés contemporaines, comporte certains dangers pour la démocratie. En effet, le principe du sondage, dont le corollaire est la polarisation sur l'opinion publique, constitue l'expression d'une dérive inhérente à la société démocratique, qu'est la tyrannie de la majorité mise en évidence par Tocqueville dans De la démocratie en Amérique. [...]
[...] Les sondages constitueraient donc les auxiliaires de maintien d'une façade pérenne et pacifiée de nos sociétés démocratiques, dont la réalité sociale est toute autre. Ce phénomène est renforcé par le tour de force cognitif qu'ont opéré les instituts de sondage, en parvenant à faire croire en la valeur scientifique de leurs enquêtes, selon la formule de Champagne, et qui consiste à réifier l'existence sociale de cet artifice qu'est l'opinion publique. De plus, les sondages donnent lieu à une instrumentalisation politique qui vient subrepticement entraver les libertés individuelles. [...]
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