« Une telle chose est-elle possible en Espagne, au centre même du monde catholique ? » : c'est par ces mots qu'en août 1813 le Diaro de Palma s'indigne et se pose en pourfendeur du drame qui se joue alors à quelques kilomètres des côtes espagnoles.
Depuis la défaite des forces françaises à Bailén le 17 juillet 1808, d'autant plus humiliante qu'elle ne fait suite à aucun combat digne de ce nom face aux troupes du général Castanos, les vaincus, désavoués par Napoléon, voient leur sort laissé aux mains de l'Espagne victorieuse et de son alliée britannique. D'abord entassés sur les pontons de Cadix, ils sont ensuite condamnés à une détention sur Cabrera (littéralement « l'île de la Chèvre »), îlot quasi désertique, rocheux et résolument inhospitalier dont le seul signe d'anthropisation est un fort médiéval laissé à l'abandon.
Leur réclusion dure cinq ans, de mai 1809 à mai 1814, durant lesquels ces hommes oubliés de la France et de l'histoire côtoient quotidiennement la mort, la folie et la maladie sur une île surpeuplée qui abrite environ 12 000 individus du fait de l'arrivée incessante de nouveaux convois. S'étendant sur trois km du Nord au Sud et cinq d'Ouest en Est, Cabrera est le théâtre de la détresse de ces prisonniers mais également de leurs velléités de construction d'une société commune et de leurs espoirs (souvent déçus) de libération et des plans d'évasion les plus fantaisistes.
Avec l'appui de nombreux témoignages pris précautionneusement, c'est à cet épisode peu glorieux que s'intéresse dans ce livre l'historien canadien Denis Smith, lorsqu'il publie ce récit historique en septembre 2005, en choisissant comme illustration de couverture un tableau de Goya (Le 2 mai 1808) évoquant à grand renfort de couleur rouge sang la cruauté de la guerre d'Espagne, et plus précisément de la répression des rébellions madrilènes. Professeur de Sciences politiques et doyen du département de sciences sociales à l'University of Western Ontario, l'auteur est également doublement lauréat du prix John Defoe du meilleur récit historique. Eternel amoureux de l'Espagne, Smith a décidé d'entreprendre ces recherches sur Cabrera précisément parce qu'il a pris conscience du fait que les références à cet évènement étaient peu nombreuses dans les manuels. C'est donc dans une optique de réhabilitation qu'il nous rapporte cette page sombre et méconnue de l'histoire napoléonienne.
[...] C'est probablement toute la difficulté pour l'historien lorsqu'il traite un sujet aussi peu recoupé par des documents officiels. : certes, il évite les écueils de la propagande de régime, mais en même temps il doit composer avec une accumulation de subjectivités dont il est complexe d'évaluer le niveau de crédibilité. On peut, quoi qu'il en soit, reconnaître à Smith sa parfaite honnêteté puisque de lui-même, il clôt son prologue sur la fameuse phrase de Primo Levi : Nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins C'est là une entrée en matière très humble pour un récit qui l'est tout autant et qui se garde bien de toute prétention à l'exhaustivité. [...]
[...] Même si l'histoire a souvent considéré l'Espagne comme seule fautive dans la tragédie de Cabrera, il faut rappeler que les réticences britanniques au rapatriement ont largement influencé la situation, comme l'historien le prouve, déclarations officielles à l'appui. Les militaires sont donc victimes à la fois de l'indifférence napoléonienne et de l'hostilité anglo- espagnole. Pourtant, les troupes du général Junot, victimes de l'offensive britannique du 21 août, parviennent quant à elles à bénéficier d'un rapatriement négocié de l'intégralité des vaincus grâce à la convention de Cintra du 31 août 1808, certes humiliante pour les Britanniques, mais qui privilégie les Français. [...]
[...] Les prisonniers de Bailén ont donc aussi été victimes de malchance. Après avoir été entassés des mois durant entassés dans des bateaux à Cadix, Dupont et quelques autres bénéficient de la prérogative tant attendue du rapatriement. Le récit est sur ce point limpide : les prisonniers sont tous des vaincus, mais parmi eux, certains sont partiellement vainqueurs et privilégiés et n'embarquent même pas pour Cabrera. Globalement, ce sont les officiers qui supportent le mieux Cadix et les agressions des émeutiers espagnols au cri de A mort les Français ! [...]
[...] En effet, durant ces cinq de détention dans une prison sans murs, la mort rôde quotidiennement. Elle menace d'abord par le truchement de la maladie, puisque Denis Smith nous rapporte entre autres dans la misère des prisonniers que les épidémies font rage dans cet univers confiné (scorbut, typhus ) La situation est notamment aggravée par la canicule de l'été 1809, d'autant plus difficile à gérer que les ressources en eau douce ne sont pas illimitées et que sa consommation doit être régulée. [...]
[...] Enfin, nous verrons pourquoi il n'est pas excessif de dire que les prisonniers de Cabrera sont non seulement des oubliés de l'Empereur, mais aussi et surtout de la mémoire collective. Denis Smith met en exergue une phrase de l'un des protagonistes du drame, le sergent Masson, et ce choix n'est évidemment pas anodin. Y sont évoquées successivement les victoires napoléoniennes d'Austerlitz, Eylau, Iéna, dont Masson dit qu'elles avaient électrisé tous les cœurs Smith cherche d'emblée à nous confronter à l'innocence et à l'émerveillement des enrôlés, bercés par le mythe des conquêtes Que d'illusions dans la tête d'un jeune homme ! [...]
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