En 1998, Pierre Rosanvallon publie Le peuple introuvable, dont le sous-titre est « histoire de la représentation démocratique en France ». L'historien et intellectuel français n'en est alors ni à son premier, ni à son dernier ouvrage de réflexion sur la démocratie, qui constitue l'un des thèmes centraux de son travail de recherche. Avec le triptyque constitué par Le sacre du citoyen (1992), Le peuple introuvable (1998) puis La démocratie inachevée (2000), Rosanvallon s'impose en effet comme un grand historien de la démocratie.
Le contexte de l'écriture de ce livre est celui d'un constat quasi- unanime : les démocraties modernes sont rentrées depuis une vingtaine d'années dans une « crise de la représentation » dont témoignent les phénomènes de retrait dans les comportements électoraux, la confiance déclinante des citoyens dans les partis traditionnels, la sensation d'un fossé toujours grandissant entre le peuple et les élites, et dans une certaine mesure, depuis ces dernières années, une propension de plus en plus marquée de la part de ces dernières à faire preuve d'un populisme parfois dangereux.
Dans cet ouvrage, Rosanvallon étudie de manière diachronique l'évolution de la façon de penser la représentation démocratique dans nos sociétés modernes (depuis 1789). Le champ d'étude de l'auteur est principalement celui de la France, bien que des comparaisons soient établies, notamment avec la démocratie anglaise.
Dans une introduction assez volumineuse, Rosanvallon pose les termes du sujet qu'il va traiter. Un constat fonde sa réflexion : En régime démocratique, le peuple érigé en souverain est « un maître qui est à la fois impérieux et insaisissable ».
Impérieux, parce que selon le principe politique de la démocratie, c'est la volonté du peuple, indissoluble, une, qui doit commander à la décision collective. A travers un gouvernement représentatif indispensable au fonctionnement de la démocratie (qui ne peut être exercée directement par le peuple dans de grands Etats), c'est la voix du peuple qui doit gouverner en démocratie.
Mais aussi insaisissable, parce que l'avènement du citoyen et de la volonté individuelle (en réaction avec l'ancien régime, sacralisant l'ordre de la nature ou celui de l'histoire) et la condamnation par là- même de toute forme d'organisation intermédiaire, ont mené à ce que Rosanvallon appelle la désubstancialisation du social : niant tout lien, toute détermination hexogène aux individus, on nie toute organicité au sein de la société civile qui dès lors devient moins visible, moins saisissable et ne peut plus parler : c'est un peuple atomisé, sérialisé, sans voix distincte, et sans visage, que la démocratie moderne a tenté d'ériger en souverain. En prononçant l'égalité entre les citoyens, la période révolutionnaire a imposé une abstraction croissante des individus, ne faisant d'eux plus que des voix indépendantes, équivalentes, commensurables : des entités, des nombres. L'affirmation de la souveraineté du peuple, homogène et unanime, est alors vécue comme un remède (le seul) pour rassembler ces individus atomiques, pour donner une cohérence d'un ordre nouveau au social.
La fiction que constitue l'affirmation du peuple comme une personne juridique alors qu'il dans la réalité sans consistance, indéfini et inexprimable, se heurte toutefois à une difficulté majeure : celle de la figuration. Tout en présupposant l'égalité et l'unité au sein du peuple, la fiction démocratique nie en effet la complexité de la réalité, et de ce fait ne rend que plus insaisissable ce peuple.
Dès lors, le processus de représentation ne peut être que problématique. Comment, dans le régime de fiction caractéristique de la démocratie, produire des formes d'identification réelle nécessaires au travail de représentation ? Comment résoudre le problème de la figuration symbolique de l'ensemble des citoyens dans un gouvernement alors même que le recours à la fiction ne fait qu'amplifier la tension entre l'utilité politique du peuple UN et son abstraction sociologique ?
Il faut là souligner la dualité du mot représenter, qui signifie aussi bien « être à la place de… » (c'est la fonction de figuration de la représentation) et « parler pour… » (c'est la fonction mandat de la représentation). Comment est-il possible de représenter le peuple concret, alors que celui-ci n'a pas de substance sociologique ni ne préexiste au fait d'être invoqué et institué comme un éminent sujet politique ?
Au cœur de cet ouvrage, se trouve donc un souci permanent de la part de Rosanvallon de décrypter les termes dans lesquels s'est posé le problème de la figuration du peuple et quelles ont été les solutions historiques apportées à l'aporie fondamentale de la représentation démocratique. On comprend aisément la thèse de l'auteur : le malaise de la représentation aujourd'hui ne peut être compris qu'à la lumière de l'histoire de la représentation démocratique, en lui restituant toute son épaisseur et sa complexité. Il tente ainsi de rompre avec les analyses hâtives et bien souvent imprécises dont la presse s'est fait spécialiste, tout en prévenant que les problèmes rencontrés aujourd'hui sont réels, et que pour être souvent évoqués de manière peu scrupuleuse par les journalistes et les hommes politiques eux-mêmes, il n'en sont pas moins préoccupant. Au contraire, l'inscription de ces problèmes dans une analyse sociologique et historique permet à l'auteur de montrer que la « mal représentation » est un problème certes actuel, mais qui s'inscrit indubitablement dans une histoire longue et non dans une histoire récente, qu'elle est intrinsèquement liée à l'avènement des sociétés démocratique au cours du 18ème siècle.
L'auteur, pour balayer ce sujet, adopte une démarche à peu près chronologique, en partant tout d'abord des expériences durant la période révolutionnaire, puis en s'intéressant aux différents problèmes soulevés et interrogés tout au long du 19ème siècle, avant de se pencher sur la « démocratie d'équilibre » qui s'est mise en place au cours du 20ème siècle. Pour finir, il analyse la « crise actuelle de la représentation » comme résultant de l'effritement de cette démocratie mise en place avec les décennies. Cette approche présente l'intérêt de mettre clairement en avant l'évolution conceptuelle structurant la façon de penser la représentation démocratique –la prégnance de certains modèles à travers les décennies- en plus d'en souligner les causes circonstancielles, c'est-à-dire les particularités historiques dans lesquelles s'inscrit toute réflexion politique.
Toutefois, l'ouvrage étant à la fois long et d'une grande densité intellectuelle, il nous semble impossible d'en parcourir ici tous les points abordés par l'auteur. C'est pourquoi nous nous contenterons tout d'abord de retracer brièvement le cheminement de la réflexion autour de la représentation démocratique en France depuis la Révolution, cheminement que Rosanvallon décrit quant à lui de manière extraordinairement bien informée et rigoureuse. Puis, nous nous pencherons sur un point précis qu'il nous semble particulièrement pertinent de développer : il s'agit du rôle crucial qu'a joué dès ses origines l'expression de revendications ouvrières via ses différents médiateurs. Enfin, nous reviendrons sur les prises de positions, évoquées par l'auteur, de différentes figures intellectuelles au cœur de ce débat.
[...] Rosanvallon, de manière indéniable, a fait le choix de ne pas être de ces chercheurs qui brillent du haut de leur tour d'ivoire. Prendre part au débat, participer de manière incrémentale à l'élaboration de nouvelles problématiques qui mèneront peut-être à de nouvelles expériences politiques concrètes : telle semble être la démarche, en toute modestie, de M. Rosanvallon. Elle correspond d'ailleurs à une attitude qui se fait de plus en plus courante parmi les chercheurs en sciences sociales. Son engagement auprès de la CFDT, mais aussi la création du fameux groupe de réflexion de la République des idées, ont confirmé chez Rosanvallon cette aspiration à être de son temps à inscrire ses travaux dans une perspective résolument actualisée, et font de lui l'emblème d'une nouvelle génération de chercheurs, de Maurin à Chauvel, qui assument que la politique ne saurait se passer d'un amont de réflexions apportées par une multitude de discipline. [...]
[...] Mêlant les approches, Rosanvallon ne semble pas effrayé par la difficulté est parvient de manière magistrale à ne pas embrouiller le lecteur malgré la complexité du défi qu'il souhaite relever. C'est peut-être là la qualité essentielle de l'ouvrage : expliquer d'une manière abordable des éléments extrêmement complexes et qui pourraient facilement paraître confus. Echappant aux risques encourus étant donné l'ambition de l'ouvrage, Rosanvallon ne s'égare pas dans une simple histoire des idées qui ne fait que tourner en rond : il montre très bien comment les idées ont non seulement évolué, mais surtout comment les pratiques institutionnelles et les hommes en ont transformé les sens, en ont négocié les significations. [...]
[...] Pour Rosanvallon, il est donc essentiel que les sciences sociales prennent part à la réflexion politique. On peut noter qu'il a été à plusieurs occasions suggéré que Ségolène Royal se serait inspiré, pour plusieurs de ses propositions, de certains travaux de Rosanvallon et de la République des idées, ce que l'auteur a démenti. Il n'en demeure pas moins que nous sommes ici en présence d'un intellectuel qui n'a pas peur de s'engager, de participer à cette construction du peuple souverain qu'il dit falloir réactualiser. [...]
[...] Comme le note Rosanvallon, c'est le passage d'une démocratie pensée comme une religion à une démocratie véritablement pensée comme un régime qu'il faut mettre en forme qui va marquer le moment de la véritable interrogation : comment donner corps en social sans remettre en cause le caractère universel de la représentation ? Comment concilier diversité des individus et unicité du représentant du peuple ? Le nœud du problème, comme le souligne à l'époque un Proudhon, est de faire parler et agir le peuple L'universalisme révolutionnaire face aux inégalités sociales : Classes, intérêts, partis. [...]
[...] C'est un symbole fort que cette acceptation du pluralisme comme quelque chose de légitime, voir souhaitable, au sein même de la République. En 1913, une déclaration officielle du parti radical affirme par exemple que ] des partis distincts [ ] sont dans une démocratie la condition de la vie, du mouvement et du progrès Mais au- delà de cette fonction de représentation des divers intérêts au sein de la nation, le parti, en créant un programme, en donnant un relief particulier à certaines problématiques, en construisant des enjeux, sont aussi les vecteurs de la formulation d'identités au sein de la société. [...]
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