Mounia Bennani-Chraïbi, politologue, enseignant actuellement à l'université de Lausanne, connaît bien le Maroc puisque déjà sa thèse de doctorat à l'IEP de Paris en 1993 portait sur Les Représentations des jeunes Marocains. Un an plus tard, cet ouvrage est certes l'aboutissement de ces quatre années d'enquêtes de terrain, où elle a constaté la transformation de la société marocaine à travers les mutations des représentations des jeunes, du fait d'un processus d'individualisation bien amorcé. Mais il est aussi une réflexion abordée au-delà du simple champ identitaire portant sur les représentations du politique au Maroc et en conséquence sur les modes de participation politique de ces jeunes face à un Etat peu intégrateur. Présente au Maroc en 1990-1991 pour mener des entretiens dans le cadre de sa thèse, l'auteure a en effet directement observé les mouvements de protestation qui se sont soulevés dans différentes villes du pays de décembre 1990 à l'automne 1991.
[...] La promotion sociale par le diplôme était censée permettre à l'individu de réaliser ses aspirations, malgré son origine sociale. Elle est un échec. Le décalage entre les discours sur le système éducatif et la réalité à laquelle le jeune diplômé est confronté lorsqu'il cherche un emploi fait naître un sentiment d'exclusion et de frustration. L'Etat a grandement contribué à cette émergence de l'individu en produisant un discours développementaliste dès la fin des années 50 sur la généralisation de l'enseignement, censée assurer une mobilité sociale ascendante. [...]
[...] Différentes stratégies cohabitent mais l'on remarque l'absence cruelle de stratégie de protestation, de prise de parole publique, alors même que les attentes d'intégration existent, mais ne se formulent pas face à l'Etat. Face au défi de l'intégration, le bricoleur refait surface et invente d'autres stratégies que la revendication politique. Là encore, il négocie, avec ses valeurs individualistes les contraintes que lui pose sa difficile recherche d'emploi. Il existe des stratégies d'adaptation qui peuvent pousser, à l'extrême, à l'entrée dans les secteurs informels (les souks), voire illégaux (trafic de haschich), nécessitant la pratique de la corruption et quitte à rompre avec son idéal méritocratique. [...]
[...] Dans cette note, lorsque nous évoquerons le jeune il s'agira en fait de ce jeune Marocain urbain et diplômé, qui se trouve dans une position marginalisé. Partie I : Soumis et rebelle, l'individu marocain naissant confronté à son exclusion économique et politique Les frustrations du jeune Marocain diplômé: mise en évidence d'un fossé entre les attentes des individus naissants et les opportunités concrètes d'intégration et d'épanouissement dans le Maroc des années 90 L'émergence de l'individu : un fonctionnement à la carte fait naître des mutants dont les pratiques s'autonomisent par rapport au groupe. [...]
[...] Il convient de revenir sur le rapport de ces jeunes diplômés au politique. Nous avons précédemment dit qu'ils sont en position d'attente face au Makhzen, supposant par là qu'ils reconnaissent la légitimité des institutions politiques, même s'ils n'osent pas prendre la parole. La monarchie n'est en général pas remise en cause, ou très rarement, soit par crainte du désordre, soit par absence d'alternative, soit par nécessité d'assurer la continuité du système. Le tabou monarchique paraît complètement intériorisé. Or dans les cercles restreints, des degrés de contestation contournent ce tabou, puisqu'une majorité des diplômés remettent en cause, non pas le roi (Hassan mais son entourage. [...]
[...] Même si beaucoup d'interviewés idéalisent encore la méritocratie, ils font aussi preuve de pragmatisme, confrontés à leurs propres expériences déçues ou à celles de leurs proches : pour obtenir un emploi, il faut cumuler d'autres atouts en plus du diplôme (de préférence dans un secteur concurrentiel : informatique ou ingénieurie), des atouts relationnels et un capital matériel. Ces derniers sont loin d'être disponibles à tous. L'idéal méritocratique et le rêve égalitariste s'effondrent. Cet échec est attribué à l'Etat, producteur du discours égalitaire, qui par mauvaise volonté, incompétence, indifférence, ne remplirait pas son rôle d'égalisateur. [...]
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