La fin de la guerre froide ne marque pas seulement une rupture avec le communisme mais l'épuisement d'un monde : celui des Lumières. Cet épuisement est à l'origine d'une « crise mondiale du sens », c'est-à-dire pour les acteurs du nouvel ordre mondial, du démantèlement des repères idéologiques. Les trois principes constitutifs du sens (fondement, unité, finalité) ont cessé de définir la dynamique de la puissance des acteurs du monde de l'après guerre froide. Depuis la chute du mur de Berlin il n'y a en effet plus de projet collectif susceptible de fonder la puissance. Il n'y a plus de rassemblement autour d'« images du monde » (p.15) intégrées dans un schéma cohérent capable de conférer une unité à la puissance. Enfin, la puissance apparaît dépourvue de finalité, elle ne prétend plus projeter la société vers un avenir réputé meilleur. La démocratie de marché semble triompher et devenir le seul modèle de société susceptible de combler les besoins des individus. Ainsi, apparaît-elle de plus en plus puissante mais se montre cependant incapable de faire sens au regard de l'intensité idéologique qui animait les acteurs du monde depuis l'avènement des Lumières. Le divorce entre sens et puissance, explique Zaki Laïdi, est le résultat du décalage entre la rupture historique que fut la guerre froide et notre difficulté à l'interpréter. C'est sur cette difficulté d'interprétation de la réalité géopolitique du monde de l'après guerre froide que se penche Zaki Laïdi dans ce livre.
Un monde sans Lumières
Au-delà de l'effondrement du communisme, c'est le cycle ouvert par les Lumières qui prend fin après la guerre froide. Le message des Lumières était celui de la promesse d'un monde qualitativement meilleur, celui de la foi dans le progrès de la société humaine, celui, enfin, de la possession d'un « maître sens » destiné à combler les attentes humaines. « Or se trouvent aujourd'hui déboussolés non seulement les esthètes de l'Homme nouveau, mais également ceux qui partagèrent avec eux – généralement sans le savoir ou en croyant les pourfendre – le culte du progrès ; ce cap vers un monde meilleur vers lequel était censé converger le mouvement, la mémoire, l'identité et surtout la promesse d'un monde qualitativement supérieur.» (p.16). « Dès lors que le message des Lumières et ses métastases communistes essaimèrent brutalement ou bruyamment aux quatre points du globe, les pertes du sens consécutives à la fin de la guerre froide se trouvent planétarisées ; la crise du sens est universelle. » (p.16). La crise du sens a un corrélat : l'identité. « C'était le politique qui définissait l'identité, alors qu'aujourd'hui c'est de la quête problématique de l'identité que semble se dégager une bien incertaine action politique. » (p.17). On assiste depuis la fin de la guerre froide à une montée des nationalismes, en particulier en Yougoslavie, en URSS ou encore au Canada. Parce que le retour en arrière est impossible à l'heure de la mondialisation, les nationalismes ont tendance à devenir insatiables. Faute de pouvoir être repus, ils explorent chaque jour davantage le champ de l'infiniment petit, valorisant les différences les plus minimes, voire les plus insignifiantes. C'est dans cette logique que s'inscrit le drame yougoslave plutôt que dans une prétendue « guerre des cultures ». « Tant qu'on n'opposera pas un projet de sens à cette dynamique, celle-ci n'a guère de chance de s'épuiser, de s'arrêter. » (p.19). Pour la première fois avec la fin de la guerre froide, on parle d'esquisse un nouvel ordre international sans que cet agencement eût été précédé par un conflit majeur brutal entre les grandes puissances. Cela signifiait que le jeu des Etats avait cessé de régler à lui seul le ballet du monde, que le système social mondial aux contours imprécis et à la régulation aléatoire. C'est pourquoi, si la guerre froide s'est achevée sans confrontation militaire, c'est peut-être moins en raison de la progression de l'idée de paix dans la conscience universelle que dans l'essoufflement historique des Etats, habitués jusque-là à régler le cours du monde à coup de canon et de conférences diplomatiques. Mais les doutes que nous nourrissons aujourd'hui ne portent pas seulement sur l'architecture de l'ordre mondial ; ils renvoient à une interrogation philosophique plus fondamentale : « la crise du sens consacre-t-elle la fin d'une problématique de sens – ce qui laisserait supposer que nous finirons par en trouver une nouvelle – ou bien annonce-t-elle de manière plus profonde la fin de toute problématique de sens, de toute représentation finalisée de notre devenir ? » (p.19).
Il n'y a plus de centralité, il n'y a plus de finalité
C'est dans l'écart entre sens et puissance que gît le nœud de l'après guerre froide. « Nous semblons vivre une tension vive et croissante entre d'une part la projection des individus, des entreprises ou des nations dans un espace mondialisé à un rythme exceptionnellement rapide et d'autre part la disparition brutale de tout ce que Koselleck appelle l'horizon d'attente, autrement dit cette ligne asymptotique, ce Telos auquel nous tenions et vers lequel nous tendions depuis les Lumières. » (p.20). La crise du sens est marquée par une double perte : celle de la finalité – vers où va-t-on ? – et celle de la centralité – toutes les institutions internationales, nationales ou sociales sont en crise. Pour la stabilité du système international, cette double absence constitue un redoutable défi. Car si les Etats-nations, traditionnels gardiens du sens depuis deux siècles, accusant une perte douloureuse d'autorité sous les coups de boutoir de la mondialisation, ils ne sont pas les seuls à vivre la fin de l'ivresse du sens collectif. Les syndicats, les Eglises, les associations internationales et même les entreprises multinationales se trouvent indiscutablement confrontés à la fragmentation des intérêts, des passions et des représentations. Même les religions qui veulent investir le champ laissé libre par l'effondrement des idéologies sont entravées dans leurs ambitions. « Ici le caractère normatif et prescriptif du message chrétien butera en Occident sur l'individualisme qui assimile prescription à intrusion dans l'espace privé. » (p.21). Ailleurs, comme en terre d'Islam la prétention des islamistes à totaliser sens et puissance affronte des contraintes majeures. Sa force réside dans « sa capacité à manipuler des symboles accessibles à tous et d'étancher ainsi superficiellement la soif identitaire des sociétés musulmanes » (p.21). Il se rapproche du communisme dans sa prétention totalitaire mais à la différence de ce dernier qui prétendait dépasser le capitalisme, l'islamisme n'offre aucun horizon de sens autre que le rejet de la modernité ratée des sociétés musulmanes. L'Islam rencontrera les mêmes défis et les mêmes problèmes que les autres religions dès lors qu'il affiche une prétention au sens total voire totalitaire. En fait, le socle commun à toutes ces pertes de sens reste celui de la mondialisation. « Le grand défi de la mondialisation découle de notre difficulté à l'objectiver, à nous la représenter, à y investir personnellement, affectivement ou collectivement, autrement que par nécessité économique. La mondialisation est état ; elle n'est pas sens.» (p .23). Face à elle, l'Etat se trouve désemparé. La mondialisation dépossède pour une bonne part l'Etat de son pouvoir d'objectivation de la réalité sociale mondiale. Il n'est plus ce réducteur d'incertitudes qu'il était autrefois.
« Tout se passe donc comme si cette mondialisation accélérée, comme si ce déracinement territorial (perte des repères nationaux) et idéologique (perte de la finalité) nous projetait dans un espace planétaire sans relief que ne viendrait surplomber aucune attente. C'est cet espace que nous appelons le temps mondial. » (p.24). La distance qui séparait l'expérience (ce que l'on fait) de l'attente (ce à quoi l'on aspire) et donnait ainsi sens à des projets collectifs n'existe plus, comme si notre projection individuelle ou collective dans le temps mondial – dominé par la logique de l'instantanéité – rendait caduque l'idée même de projet. Projection s'opposerait de plus en plus à projet comme avenir à devenir. « L'innovation du futur, au nom duquel l'activité politique avait longtemps été légitimée, perd de sa force en se repliant piteusement sur la gestion du présent. » (p.24).
Les foyers de la puissance n'affichent plus de prétention au sens
Ce qui donne une pertinence au découplage du sens et de la puissance, c'est le fait qu'il concerne aussi bien les sociétés du Nord que celles du Sud, les individus et les entreprises autant que les Etats. La meilleure illustration sociale du divorce entre sens et puissance est que dans les sociétés industrielles, les individus découvrent que le niveau global de prospérité de leur nation garantit de moins en moins leur sécurité économique personnelle, pas plus que la croissance économique ne leur assure la garantie d'un emploi. Notre représentation subjective de la puissance fait de moins en moins sens à nos yeux. Certes, la mondialisation n'est pas la cause directe des phénomènes de déclassement ou d'exclusion. En revanche, le temps mondial – croisement de la mondialisation et de la fin de la guerre froide – exacerbe, c'est la représentation de ce déclassement. D'une part, la mondialisation développe dans tous les métiers une perception généralisée de précarité sociale. D'autre part la perte de finalité fait tomber la promesse sociale ou politique d'un avenir meilleur garanti par l'Etat-Providence ou par un combat aux règles stables et codifiées (militance, grève, élections), il incombe aux individus de prendre en charge une double défection : celle de l'Etat protecteur et celle du temps prometteur, pour prévenir leur exclusion. (p.26). Pour y parvenir, ils n'auront de cesse de participer plus activement au temps mondial en apprenant des langues étrangères, en s'intégrant à des réseaux professionnels internationaux ou en assimilant de nouvelles techniques. La mondialisation élargit le champ d'action des individus (placements d'argent à l'échelle mondiale), mais restreint simultanément leur horizon à la gestion à court terme. Là encore, « la projection des individus dans l'avenir est loin de déboucher sur la définition d'un projet, car il y a déconnexion entre projection dans l'espace et projection dans le temps long. » (p.27).
L'urgence ou la négation active de l'utopie
Tous les acteurs du jeu social mondial se projettent dans l'avenir non pas pour défendre un projet mais pour prévenir leur exclusion d'un jeu sans visage. Il n'y a plus de distance entre ce que l'on fait et ce à quoi on aspire. Cette confusion conduit les Etats à s'affranchir de toute perspective politique – la crise en Yougoslavie en est l'expression la plus tragique. « La fin de l'utopie a entraîné la sacralisation de l'urgence, érigé celle-ci en catégorie centrale du politique. » (p.29) Nos sociétés prétendent que l'urgence des problèmes leur interdit de réfléchir à un projet, alors que c'est en fait l'absence totale de perspective qui les rend esclaves de l'urgence. « L'urgence ne constitue pas la première étape d'un projet de sens : elle représente plutôt la négation active. » (p.30)
La perte d'une mise en scène symbolique de notre devenir
« La puissance se conçoit et se vit de moins en moins comme un processus de cumul de responsabilités, mais plutôt comme jeu d'évitement : évitement des responsabilités sociales pour les entreprises, évitement d'engagement de responsabilités planétaires pour les Etats. » (p.33). Chaque acteur social évite de prendre ses responsabilités ou des responsabilités car en l'absence de projet de sens, il ne mesure celles-ci qu'en termes de coût. « Ce jeu de l'évitement qui esquive ainsi le débat sur le fondement conduit les sociétés occidentales à se nourrir de la thématique du vide car il y a bel et bien épuisement des références sur lesquelles peut se construire un nouvel ordre social ou mondial. » (p.33). Cette situation a trois conséquences. La première est la fragilisation des sociétés démocratiques occidentales qui ne sont plus en mesure de discuter de ce les fonde et donc les légitime et qui par la même s trouvent en difficulté sur le plan international pour engager le débat avec ceux qui en Asie ou dans le monde musulman contestent ouvertement la thématique de la mondialisation démocratique. La deuxième conséquence de cette crise du sens est de penser la transmission des identités et des valeurs en termes étroits voire régressifs. Enfin, la troisième conséquence est la difficulté à se situer par rapport à un référent fort qui conduit à un certain immobilisme, de méfiance à l'encontre de toute idée de transformation, comme si l'idée de transformation et singulièrement de transformation sociale (déjà disqualifiée par l'effondrement du communisme) paraissait contradictoire avec l'impératif de transmission identitaire. « Transmission (des identités) et transformation (des sociétés) sont pensés et vécus en termes antinomiques ce qui explique pourquoi les forces politiques traditionnellement organisées autour du combat pour la transformation sociale se trouvent très mal à l'aise pour affronter les problèmes d'identité ». « Le divorce du sens et de la puissance semble durablement installé ». (p.34).
[...] Or se trouvent aujourd'hui déboussolés non seulement les esthètes de l'Homme nouveau, mais également ceux qui partagèrent avec eux généralement sans le savoir ou en croyant les pourfendre le culte du progrès ; ce cap vers un monde meilleur vers lequel était censés converger le mouvement, la mémoire, l'identité et surtout la promesse d'un monde qualitativement supérieur.» (p.16). Dès lors que le message des Lumières et ses métastases communistes essaimèrent brutalement ou bruyamment aux quatre points du globe, les pertes du sens consécutives à la fin de la guerre froide se trouvent planétarisées ; la crise du sens est universelle. (p.16). La crise du sens a un corrélat : l'identité. [...]
[...] Si elles semblent volontiers disposées à voir en elle un horizon indépassable, elles ne comprennent pas pourquoi la distance qui les sépare de cet horizon ne serait pas du même coup rapidement franchissable. Les contestations imprévues de la démocratie de marché Il n'y a pas de nécessité historique qui conduit à la démocratie de marché. Ici ou là, c'est l'autoritarisme de marché qui succède au communisme. (p.60). La démocratie de marché présente une certaine faiblesse ; Elle éprouve des difficultés à se constituer en horizon de sens y compris dans les sociétés occidentales. La démocratie de marché se présente comme dû national optimal. [...]
[...] De ce point de vue, tous les séparatismes ou presque se trouvent légitimés à partir du moment où c'est implicitement la différence mineure et non l'altérité radicale qui attise le feu du différencialisme (p.98). Dans le cas canadien, l'indépendance du Québec peut fort logiquement inciter la Colombie britannique ou l'Alberta à se détacher de la fédération dès lors qu'il n'y a plus guère d'obstacle à la légitimation du moindre séparatisme. (p.98). Sens et nationalisme Pour Zaki Laïdi, les affrontements ne contribuent pas à réclamer du sens. Elles révèlent la crise du sens, la renforcent. [...]
[...] En somme, la démocratie de marché apparaît comme une évidence non justifiable, sans fondement. Le concept de finalité qu'elle incarne (la démocratie de marché est indépassable) n'est pas sous-tendue par l'idée d'un conflit qui en repousserait la réalisation. La démocratie de marché trouve sa faiblesse dans ce manque de potentiel évolutif qui permet à une mobilisation de se construire autour de la crainte de ne pas parvenir au résultat escompté. (p.63). Il y a plusieurs après guerre froide On peut distinguer plusieurs après guerre froide. [...]
[...] D'autre part la perte de finalité fait tomber la promesse sociale ou politique d'un avenir meilleur garanti par l'Etat-Providence ou par un combat aux règles stables et codifiées (militance, grève, élections), il incombe aux individus de prendre en charge une double défection : celle de l'Etat protecteur et celle du temps prometteur, pour prévenir leur exclusion. (p.26). Pour y parvenir, ils n'auront de cesse de participer plus activement au temps mondial en apprenant des langues étrangères, en s'intégrant à des réseaux professionnels internationaux ou en assimilant de nouvelles techniques. La mondialisation élargit le champ d'action des individus (placements d'argent à l'échelle mondiale), mais restreint simultanément leur horizon à la gestion à court terme. [...]
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