La manifestation, entendue comme « revendication par la présence physique dans l'espace public », s'est progressivement imposée en France comme mode ordinaire de participation politique. Au point de devenir « la manif », diminutif familier signifiant assez bien « la forme apprivoisée » de ce mode opératoire de participation des citoyens. Néanmoins, des expressions nouvelles (telles que « les marches », « les parades » et autres « chaînes ») semblent aujourd'hui concurrencer ce terme autrefois englobant. C'est cette « crise sémantique » que se propose d'analyser Danielle Tartakowsky dans La Manif en éclats. Cette historienne et spécialiste des manifestations de rue en France au XXe siècle nous invite à interroger ce changement discursif pour comprendre en quoi il sous-entend la recomposition du « système manifestant » (p. 9) qui a su s'imposer au siècle dernier. L'apport majeur de ce livre tient en effet dans sa capacité à inscrire les évolutions du phénomène manifestant dans le temps long pour mieux saisir les nouvelles formes de revendications au sein de l'espace public.
Une telle perspective historique nous conduit à formuler les questionnements suivants : Dans quelle mesure le processus de légitimation de la manifestation résulte-il d'un long travail d'incorporation ? En quoi le « répertoire national d'action» qui s'est affirmé en France avec la démocratie parlementaire est-il largement redéfini depuis trois décennies par les formes nouvelles de mobilisations qui supposent à la fois un changement d'objectifs et d'échelle ? L'analyse de cet ouvrage à vocation historique impose en outre d'être mise en perspective avec les travaux de Charles Tilly qui permettent de cerner les mutations majeures intervenues dans les formes d'actions expérimentées ou susceptibles d'être investis par les groupes candidats à la mobilisation.
Après s'être intéressé dans un premier temps au processus croissant de légitimation du phénomène manifestant jusqu'au « basculement » de 2003, il conviendra de penser les aspects de la crise du système manifestant qui suppose une redéfinition du répertoire antérieure de l'action collective. Enfin notre analyse réflexive portera sur l'un des points peu développés par l'auteur mais pourtant essentiel : la place des médias dans les nouvelles formes de mobilisation. Il s'agira de se demander en quoi ces nouvelles formes de revendications qui mettent « la manif en éclats » peuvent êtres qualifiées de « « manif » de papier » (pour reprendre et détourner la formule de Patrick Champagne) en raison de leur caractère média-centré.
[...] La légitimation croissante de la manif est, selon Danielle Tartakowsky, liée en partie au ralliement de la droite : celle-ci manifeste par exemple en masse le 30 mai 1968 pour soutenir le général de Gaulle. Ce rassemblement de grande ampleur permet aux droites de se réapproprier l'arme de la manifestation abandonnée à la gauche depuis le 6 février 1934. Elles s'en resserviront largement sous le premier septennat de F. Mitterrand, quand la victoire des socialistes les condamne à l'opposition, et notamment en 1984 pour la défense de l'école libre contre les projets du ministre Savary. [...]
[...] En quoi le répertoire national d'action» (p. 61) qui s'est affirmé en France avec la démocratie parlementaire est-il largement redéfini depuis trois décennies par les formes nouvelles de mobilisations qui supposent à la fois un changement d'objectifs et d'échelle ? L'analyse de cet ouvrage à vocation historique impose en outre d'être mise en perspective avec les travaux de Charles Tilly qui permettent de cerner les mutations majeures intervenues dans les formes d'actions expérimentées ou susceptibles d'être investis par les groupes candidats à la mobilisation. [...]
[...] La légitimation de la manif comme mode opératoire de participation : un long travail d'incorporation De «l'illégitimité constitutive à l'institutionnalisation progressive Danielle Tartakowsky constate tout d'abord la croissance exponentielle» du nombre des manifestations et leur banalisation (p. qui se traduit notamment par le fait que des manifestants se dispensent parfois désormais de solliciter une autorisation préalable, conformément au décret d'octobre 1935. Le nombre croissant des manifestations qui se déroulent en France aujourd'hui[1] invite à envisager tout à la fois la routinisation de la forme manifestante et sa légitimation progressive comme moyen d'expression publique d'une revendication ou d'une volonté. Comme le rappelle Danielle Tartakowsky, le phénomène manifestant a pourtant été longtemps frappé d'une illégitimité constitutive (p.27). [...]
[...] Les nouvelles formes de mobilisation : du bon usage des ressources disponibles La marge de manœuvre des groupes mobilisés ou aspirant à la mobilisation décrite par Danielle Tartakowsky est limitée par le fait qu'ils ne peuvent, en pratique, opérer un choix entre l'ensemble des formes d'action inscrites au répertoire. Car toutes ne leur sont pas accessibles. Le choix d'une forme d'action, parmi celles offertes par le répertoire, apparaît en effet contraint par au moins deux facteurs principaux : les ressources du mouvement social et l'identité du groupe mobilisé. [...]
[...] Tartakowsky nomme actions directes qui deviennent contre- productives au regard de l'opinion publique. Si l'action directe est encore aujourd'hui requise par des secteurs qui répondent à leur marginalisation grandissante par des actions parfois désespérées (mineurs, ouvriers des chantiers navals, salariés de Cella Tex menaçant de déverser de l'acide sulfurique dans la Meuse) elle tend néanmoins de plus en plus à disparaître et la violence politique qui perdure aujourd'hui dans les formes de revendications n'est pas seulement colérique mais présente également de fortes dimensions stratégiques (visant notamment à capter l'attention des médias La volonté d'accéder à l'agenda médiatique à donc transformer les manifestations en manifs de papier[8] Comme le montre Patrick Champagne[9], ces stratégies médiatiques sont déployées particulièrement par les organisations agricoles qui ont écarté certaines formes d'actions violentes et impopulaires de leur répertoire tout en mettant en place de nouvelles actions destinées à obtenir le soutien du public : la distribution de fruit et légumes ou l'organisation de la Grande Moisson sur les Champs Elysées en 1990 La violence symbolique tend donc selon P.Champagne à remplacer la violence réelle pour capter l'attention médiatique (exemple d'Act up et des die in ou du sang sur l'Elysée). [...]
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