Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui affirment que le suffrage universel est remis en cause de l'intérieur. Il y a un siècle, tel n'était pas le cas : pour être remis en cause, il eut fallu qu'il ait été complètement accepté. Or, ce n'est qu'à partir de 1914 que l'élection au suffrage universel devient un rituel, une mise en scène réglée et connue- une machine qui ne datait pourtant d'à peine plus d'un demi-siècle.
- pertinence de la période : Pourquoi ce demi-siècle (1848-1914) ? Parce que cette période est celle des débuts du dit « suffrage universel » (auquel il manque une part singulièrement importante de la population : les femmes), et que l'histoire politique se déroule sur un temps long : ce demi-siècle fut-il immuable ou source de changements, lents et profonds ?
En 1848, rupture légale et symbolique, le suffrage universel n'était même pas défini : était-il conquête ou nécessité naturelle ? Le vote serait lié à l'humanité, il ferait de l'homme un citoyen, être absolu, universel et abstrait. Le citoyen était-il la figure achevée de l'individualisme en tant qu'être coupé de ses conditions de vie et de ses solidarités sociales ? La citoyenneté était-elle artificielle ou naturelle ?
- pertinence de l'objet étudié : Pourquoi le vote, pourquoi suffrage universel ? Parce que cet objet classique d'étude permet d'évaluer plus globalement la politisation de l'individu commencée pendant le demi-siècle précédent, et non seulement de l'étudier mais de l'observer sous un jour nouveau grâce à une approche sociologique. La politisation est un mouvement par lequel l'individu est intéressé et participe à la vie politique. Elle s'est accomplie différemment selon les lieux, les milieux et les époques, mais toujours de manière continue. Certes, les formes d'appropriation du suffrage sont différentes selon les contextes, mais l'objectif d'Alain Garrigou est ici de démontrer la nécessité d'apprendre l'élection. « Il n'allait pas de soi que [la] participation doive se faire à intervalles réguliers, qu'elle porte sur les choix des propositions faites par des candidats, qu'elle contienne dans un bulletin de vote, qu'elle implique nécessairement la délégation ». Avant que l'électeur fasse l'élection, il a fallu que l'élection fasse l'électeur, l'ordre est devenu vertu et a été intériorisé.
Le rôle de l'électeur est une sorte de rôle théâtral provisoire et fugitif, qu'il faut rejouer à chaque élection. Il y a des règles auxquelles il faut se plier sans les comprendre, et un décalage visible entre l'électeur idéal et l'électeur réel.
- pertinence de la méthode : Comment étudier le lien entre Français et suffrage universel ? Grâce au parti pris d'un « rationalisme appliqué » qui observe le passé pour comprendre le présent en tentant d'éviter les débats sous-jacents sur la rationalité du vote. Grâce à un travail d'envergure de recherches de témoignages, un véritable travail d'archive. Grâce à un lien subtil entre sociologie, politique et histoire. Et ce pour pouvoir approcher au mieux la réalité de l'époque en oubliant ce que l'on pense être évident aujourd'hui.
- difficultés de lecture inhérentes à cette méthode : la quantité conséquente de références, citations, témoignages nuit parfois à la lisibilité de l'ouvrage. Il arrive que l'on butte sur des contradictions : ainsi, on peut s'interroger à la fin du livre sur le véritable souci de la régularité de l'élection durant ce demi-siècle : les premiers chapitres sont consacrés à l'obsession des organisateurs quant à la régularisation des premières élections et pourtant, p.161, on peut lire qu'« aux débuts du suffrage universel, on fut manifestement peu soucieux du respect de la régularité de l'élection. »…
Ce sont trois facettes qu'Alain Garrigou étudie dans son ouvrage, et à chaque facette s'attache une question : d'un point de vue global, comment l'élection se déroulait-elle pendant ces débuts du suffrage universel ? Quelle place prit-elle dans les rapports sociaux préexistants ? [première partie : « La société dans l'élection »]. A l'échelle des élites et des organisateurs des élections, comment et jusqu'où impliquer les électeurs ? Quelles sont les ressources légitimes que ces élites et organisateurs peuvent et doivent y investir ? [deuxième partie : « Les règles du jeu électoral »] A l'échelle de l'individu- citoyen, lorsqu'il ne suffit plus de voter (ou de faire voter), mais de faire un choix de conscience : comment apparaît –si elle apparaît- cette citoyenneté « effective » ? [troisième et dernière partie : « La citoyenneté dans l'élection »]
[...] Ils ne savaient pas voter mais il fallait les faire voter : le ministre Dufaure invitait à discipliner le suffrage universel pour éviter les dangers inverses de l' insouciance des électeurs et de la vivacité des passions politiques A partir 1848 (importante abstention), c'est l'administration qui organise les élections de telle sorte que l'acte d'aller voter soit facile pour minimiser l'acte de vote (demande de vote dans la commune, sur des horaires non dérangeants pendant la messe par exemple-, pour des personnes connues) et donner de bonnes raisons d'aller voter (recourir à l'élection avec modération, promettre des changements). On avait une double exigence : faire voter et faire voter dans l'ordre. - le poids de la domination collective sur le choix individuel Domination des communautés dans le vote d'abord à travers le vote communautaire. [...]
[...] Aux yeux des élites, l'ignorance et la violence justifiaient la domination. Les règles du jeu électoral - la triche des débuts : fraude, pression et corruption Les déviances aux règles de l'élection sont la pression (menace qui peut venir de différentes autorités), la corruption (achat de votes par des dons) et la fraude (manœuvres diverses portant sur les éléments matériels contribuant au résultat). Ces irrégularités électorales étaient définies dans la loi du 15 mars 1849 modifiée en 1852 et appliquée jusqu'en 1914. [...]
[...] Le gouvernement ajoutait : Il ne suffit pas que le suffrage universel soit libre, il faut aussi qu'il soit éclairé On était confronté à la difficulté de transformer un principe en une réalité : les références à la souveraineté, le peuple, la nation, sont des références à une entité abstraite et non à des êtres réels. Proudhon affirmait que oui, la multitude est inintelligente et aveugle : quelle honte y a-t-il à l'avouer ? C'est sa nature, je dirais même que c'est son titre. Les masses ne faisaient pas la différence entre autorité et arbitraire, et on peut se questionner légitimement : la domination de l'élection est elle due aux pressions ou à l'ignorance ? On déplore une incapacité électorale : incompétence culturelle (savoir lire), technique (savoir voter), politique (savoir choisir) ? [...]
[...] On avançait de nombreux arguments contre l'isoloir : l'électeur est trop bête pour l'apprécier, on ne peut pas mêler des gens de différents rangs dans un lieu aussi intime, et contre l'enveloppe : comment peut-on suspecter les maires de frauder L'isoloir avait été adopté en Australie en 1857, en Grande- Bretagne en 1872, en Belgique en 1876, par d'autres Etats encore, et il faut attendre 1913 pour en avoir un en France ! Ces deux mesures renforçaient le secret, le vote était sanctifié à la fois comme geste et comme objet par ces sortes de sanctuaires qu'étaient l'isoloir et l'enveloppe. [...]
[...] Unanimisme et participation élevée allaient souvent de concert. - les classes dangereuses Selon Gustave Le Bon, les foules électorales sont crédules, et les caractères de ces foules sont : faible aptitude au raisonnement, absence d'esprit critique, irritabilité et simplisme. S'ils n'obtenaient pas les bons résultats qu'on attendait d'eux, l'ignorance des populations trompées les excusait. Si les troubles démentaient l'indifférence, l'argument de l'ignorance anticipait. On invoquait celle-ci lorsque les citoyens agissaient politiquement, hors du vote ou dans un vote non maîtrisé. [...]
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