Cornelius Castoriadis doit être rangé parmi les figures de la vie intellectuelle française de cette seconde moitié du XXe siècle. D'une lucidité prémonitoire dans ses analyses du système communiste et de sa bureaucratie dans les années 1950, il est devenu une référence centrale à partir du milieu des années 70. Arrivé en France en 1945, Castoriadis a animé du début à la fin la revue Socialisme ou Barbarie et a participé à l'aventure intellectuelle de la revue Libre avec Miguel Abensour, Marcel Gauchet, Claude Lefort et Pierre Clastres. A côté de son ouvrage majeur, L'Institution imaginaire de la société (1975), Cornelius Castoriadis est l'auteur d'autres livres essentiels regroupés en une série commencée en 1978, Les Carrefours du labyrinthe, dont le sixième tome, dont nous traiterons ici, est paru en 1999, un an après le décès de l'auteur. Le philosophe avait débuté cette sorte de méditation au ton très personnel en 1978, année où il fit paraître le premier volume de la série. Celle-ci est en fait pour lui le moyen de dérouler le fil d'une pensée traversée d'une visée fortement cohérente, mais éclatée en de multiples questionnements. Les chapitres du livre se composent des textes de différents articles ou conférences, écrits à des époques et en des lieux divers. Relevons, au passage, la clarté et la lisibilité du propos qui ne fait que donner au texte plus de cohérence… On est frappé, au premier abord, à l'expression d'une pensée neuve et originale, à laquelle on trouve pourtant des critères classiques. Classique, la parole de Castoriadis l'est incontestablement, à commencer par la clarté du style, mais aussi si l'on en juge par les références nombreuses et appuyées au monde athénien antique - il se défend bien sûr de faire d'Athènes en tant que telle un modèle figé, néanmoins "la Grèce nous importe du fait qu'il y est apparu des formes qui nous font ou peuvent encore nous faire réfléchir", (p.146) -. Classique, cette pensée le devient encore plus au fil des pages, ou plutôt elle se découvre progressivement comme telle, elle s'approfondit en révélant sa vocation humaniste
[...] D'ailleurs, pour Castoriadis, l'imagination n'est pas une faculté. Souvent même, elle n'enveloppe rien de visuel, ce qui oblige à rejeter le modèle scopique : "L'imagination par excellence est celle du compositeur musical." Le visuel est absent aussi de l'imaginaire social : les règles de comportement générées par celui-ci ne sont non pas visibles ou audibles, mais signifiables. A cet égard, c'est Kant qui paraît le plus proche de découvrir le rôle radicalement créatif de l'imagination en lui accordant, sous le nom "d'imagination transcendantale", une place dans le fonctionnement de l'ego transcendantal. [...]
[...] Au cours de cette pensée expressive, irradiant chacune des trois faces, se trouve la découverte propre de Castoriadis, le concept, entrevu mais vite occulté par Aristote puis par Kant avec son imagination transcendantale, d'imagination radicale. L'auteur nous prévient : "Je n'utilise pas le terme imagination dans son sens hérité." Qu'est-elle, cette imagination radicale, centre autour duquel gravite toute la pensée de Castoriadis ? On peut accorder à l'auteur que l'imagination est l'occultée de toute l'histoire de la philosophie, du moins jusqu'à Gaston Bachelard et Castoriadis lui-même. Il ne faut toutefois pas rapporter, ainsi que l'ont trop souvent fait les philosophes, l'imagination à la faculté des images. [...]
[...] Or au-delà de cet aspect sévèrement critique, la réflexion et le projet de Castoriadis ne consistent en aucun cas à vouloir réhabiliter, ou remettre au goût du jour des doctrines et des thématiques du passé. En effet, plutôt qu'en fabriquant de concepts, qu'il a été dans les années 70, l'auteur se pose dans les Figures du pensable, en éveilleur de pensée : celle-là même dont il esquisse les trajectoires sans en tracer toutefois les contours définitifs. Ainsi, l'objet philosophique et problématique que la "pensée héritée" désigne traditionnellement sous le nom d'homme, n'a ni à être défendu au nom de prétendues "valeurs" humanistes intemporelles, face aux puissances collectives "hétéronomes" (la société, les institutions politiques, l'économie capitaliste prétendue rationnelle etc.), ni encore moins à être combattu au nom de la pseudo-rationalité scientifique et capitaliste qu'il réfute en en soulignant la spécificité. [...]
[...] " Faut-il pour autant, à la lecture de ces objectifs, taxer Castoriadis d'utopisme ? Peut-être ces projets, loin d'être utopiques, sont-ils réalisables car ils existent déjà en germes, de façon extrêmement partielle. L'action et la pensée sont en quête d'une nouvelle radicalité, maintenant que la parenthèse léniniste s'est refermée, que le marxisme historique et policier est tombé en poussière, que la social-démocratie n'a plus d'horizon, et que, parallèlement, la régression philosophique prend la figure de l'idéalisme moral en accompagnant et justifiant le capitalisme. [...]
[...] Il faut ainsi la prendre en compte pour la canaliser et l'inscrire dans un système démocratique. Le philosophe nous rappelle chaque fois, à cette vérité fondamentale de sa doctrine : l'homme, tant individuellement que collectivement, n'est rien d'autre que le libre produit de sa propre puissance d'autocréation sur le plan de l'imaginaire symbolique. Ce qui intéresse l'auteur avant tout c'est donc l'avenir, ce sont l'immense liberté et l'absolue indétermination de l'avenir, laissant toute grande ouverte la question de savoir ce que sera et ce que fera l'homme, demain. [...]
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