L' « état d'urgence » sonne aux oreilles de l'historien comme un écho menaçant des discours autoritaires qui ont ponctué les crises du XXe siècle. Que le terme d' « urgence » soit ainsi perçu par les veilles de nos sociétés invite à s'interroger sur les significations qui lui sont données.
Proclamée, l'urgence annonce l'imminence d'un évènement redouté, afin de s'y préparer et de se protéger. Malgré sa vocation protectrice, l'urgence est néanmoins vue comme un danger, une menace pour la société et ses institutions, car elle impose face au péril des solutions radicales, voire exceptionnelles.
Ce dont atteste en tout cas l'histoire est la diversité des destins qu'ont connu les régimes confrontés à l'urgence, comme si celle-ci était aussi un test de la solidité de leur fonctionnement. Par exemple, les démocraties, dont certains ont pu pointer les faiblesses face aux dictatures fascistes, n'ont-elles pas finalement triomphé lors de la Seconde Guerre mondiale ? Mais quel fut le prix de cette victoire pour les principes démocratiques, et notamment pour la liberté ? La censure, le rationnement, la propagande d'Etat montrent qu'il fut élevé.
[...] L'habitude et la coutume aidant, peu de personnes songent ensuite à remettre en question le système. Le système féodal, né pour protéger les paysans des invasions, n'avait ainsi plus lieu d'être en 1789. Or, c'était l'urgence pour la survie qui l'avait instauré. Platon avait déjà montré que la démocratie était le gouvernement le plus enclin à sombrer dans la tyrannie. Malgré l'existence de procédures légales, permettant de faciliter l'action des gouvernants lorsque les circonstances l'exigent, l'urgence est un point de basculement récurrent vers l'autocratie. [...]
[...] La possibilité de devoir faire face à l'urgence n'est pas ignorée des régimes. La Ve République accorde ainsi au Président de la République le droit de recourir, si les circonstances l'exigent, à des pouvoirs spéciaux, limités dans le temps. Le général de Gaulle en avait notamment fait usage à la suite du putsch des généraux en raison du climat de guerre civile qui régnait alors. Cela laisse entrevoir qu'il est possible de manipuler grâce à l'urgence des populations terrorisées. De telles dispositions existaient déjà dans la Rome républicaine, avec l'existence d'une dictature légale, qui ne pouvait être exercée que durant six mois et une seule fois par magistrat. [...]
[...] Mais là encore, l'urgence va à l'encontre du principe de la Révolution, qui est de modeler l'acte sur une idée, de façonner le monde dans un cadre théorique (Albert Camus, L'homme révolté). Or, les circonstances qu'impose l'urgence obligent les instigateurs de cette révolution à mettre en sommeil les principes qui les ont parfois portés au pouvoir. La Terreur de Robespierre et le Communisme de guerre de Lénine sont là pour en témoigner. En justifiant ainsi les actions exceptionnelles des gouvernements, l'urgence paraît dangereuse. [...]
[...] L'urgence est un état proclamé, pour avertir tout le monde de l'imminence d'un danger. Sa vocation est ainsi fondamentalement d'informer, d'envoyer un signal à toutes les personnes concernées. Il peut s'agir d'un médecin qui informerait ses confrères et une famille qu'un malade nécessite une hospitalisation rapidement, ou bien d'un gouvernement qui avertirait les citoyens de l'imminence d'un conflit. Ces deux exemples d'application de l'urgence montrent qu'elle est souvent liée au phénomène de crise, un terme derrière lequel peuvent se trouver des réalités très diverses. [...]
[...] Mais c'était oublier que la proclamation de l'urgence a fondamentalement pour but de prévenir pour protéger. Cette ambiguïté de l'urgence, cet écart, entre protection et remise en cause des institutions, que la pratique du pouvoir permet en fait bien un moment de l'exceptionnel, que les princes doivent saisir s'ils veulent prendre ou conserver le pouvoir. Mais, que l'on parle des dictatures fascistes ou bien de l' Union sacrée les grandes perdantes semblent toujours être les libertés individuelles. On se doit pour cela d'appeler, à l'instar de Tocqueville, à une toujours plus grande vigilance des citoyens avant d'abandonner leur bien le plus précieux à un Etat qui se justifierait par l'urgence. [...]
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