Le mythe de Babel, comme punition de Dieu aux hommes trop orgueilleux, a mis fin à la langue unique et a signé le début de la confusion et de la dispersion des langues à l'échelle planétaire. A partir de cette réalité inéluctable de la vie, le seul moyen de rentrer en communication avec l'autre reste l'acte de traduire.
De plus, selon les termes consacrés de la psychanalyse, la traduction devient un travail de deuil car il s'agit d'un renoncement à l'idée d'une traduction parfaite. Tel Icare, Hölderlin a déjà brisé ses ailes en ayant pour ambition de fondre la poésie allemande et la poésie grecque dans une « hyper-poésie » où toute différence entre les idiomes serait abolie. Abandonner la chimère de la traduction parfaite reste l'affirmation de la différence insurmontable entre soi et ce qui nous est propre et l'étranger dans son altérité.
Néanmoins, reste en jeu une épreuve singulière et stimulante, celle de la confrontation avec l'étranger. La traduction est éminemment en rapport avec l'expérience cruciale de l'altérité ; la langue est une affaire de pensée et de culture parce que l'humanité parle et pense pour gagner du terrain sur la sauvagerie. Georges Mounin s'exprimait déjà sur ce thème. Dès le premier chapitre des Problèmes théoriques de la traduction, il pose clairement son point de vue : « Pourquoi étudier la traduction comme un contact de langues ? Tout d'abord parce que c'en est un ».
Cette étude se donne pour ambition de mettre en scène les liens entre l'expérience de la traduction d'une langue à l'autre et l'épreuve anthropologique la plus quotidienne, celle qui met en rapport deux mondes apparemment étrangers l'un à l'autre. Se pencher sur le travail de traducteur met en lumière les rapports entre deux cultures tout à faits distinctes et entre lesquelles ; on croit a priori qu'aucun échange n'est possible.
Le traducteur, quelle que soit ses langues de travail, est confronté à un dilemme cornélien : adopter une posture sobre en se contentant de faire passer le mieux possible un message d'une langue à une autre ou bien, de manière considérablement plus ambitieuse d'utiliser la traduction comme un mode de compréhension de l'autre.
Ainsi, la réflexion sur la conversion d'une langue à une autre vient se placer au cœur de l'expérience anthropologique de la représentation de l'Autre. En effet, pour passer d'une langue à une autre et pour qu'il y ait compréhension entre l'un et l'autre, Henri Meschonnic nous suggère dans sa Poétique du traduire de partager ce que nous avons d'universel bien que celui-ci ne soit pas possédé de manière identique partout.
Ce point de vue n'est pas sans nous conduire dans les parages de la pensée de Merleau-Ponty. En effet, en affirmant que « c'est par ce que nous avons de plus propre que nous sommes entés sur l'universel », il affirme que la traduction reste un choix culturel et qu'elle est le fruit de son temps.
Ce sont les différentes traductions du Coran en français qui constitueront le fil d'Ariane de notre réflexion, avec le parti pris de focaliser sur certains aspects singuliers des différents apports de cette traduction à la relation avec autrui mais aussi par rapport à sa propre intériorité.
Nous nous interrogerons principalement sur la notion de traduction en tant qu'ambivalence culturelle car elle est, à la fois, le reflet d'une certaine représentation de l'Autre mais aussi du travail sur soi, sur sa propre conception du monde et ses propres ressources linguistiques. Cette large réflexion est l'une des pistes de réflexion pour tenter d'élucider la nature d'un Coran en français et de réfuter ou non l'idée de son existence française de manière tout à fait indépendante par rapport de sa substance originelle.
Ainsi, après avoir démontré que le débat « intraduisibilité / traduisibilité » est une question vaine devant la multiplicité des expériences de traduction depuis le Moyen-Âge, il convient de s'approprier le dilemme « trahison-fidélité » que sous-tendent toute traduction et d'y soumettre deux écrits fameux pour traiter la question de la représentation de l'Altérité pour enfin, aborder la question de la traduction comme un accès à l'intériorité privilégié.
[...] Si la traduction existe de manière pratique alors il semble difficile de remettre en cause sa matérialité ou pour le moins son existence. Dans le cas contraire, la méconnaissance est de droit [ ] et les personnes bilingues ne peuvent être que des schizophrènes Dans cette perspective, la traduction s'inscrira dans la longue litanie des " malgré tout Si les exercices de traduction existent dans les faits alors l'objectif est de les rendre possibles voire meilleurs et de dépasser toutes les querelles académiques qui s'attachent à démontrer que les systèmes linguistiques sont totalement étanches. [...]
[...] Pour preuve, l'appel à la prière est exclusivement fait en arabe dans les quatre coins du monde musulman. Toutefois, selon Paul Ricœur, l'impasse spéculative où traduisible et intraduisible se posent comme des catégories étanches est totalement caduque. En effet, ceux qui prétendent que le Coran est intraduisible parce qu'il s'agit d'un texte révélé s'enferment dans une logique essentialiste où le sacré ne peut faire l'objet d'une analyse stylistique. Poser le Coran comme un objet totalement inaccessible aux sciences humaines reviendrait à préconiser l'inertie, plutôt que la sagesse .Une Inertie brandie au nom d'un Coran incréé valable en tout temps et en tous lieux contre la Sagesse préconisant plutôt de soumettre le texte coranique à la science pour en tirer le plus de sens possible . [...]
[...] En effet, l'œuvre commanditée par Pierre le Vénérable, célèbre abbé de l'abbé de Cluny, en 1142-1143, à la veille de la deuxième croisade, est un moyen de dénoncer l'hérésie sarrasine En exposant la détestable histoire de l'imposteur Mohammed Pierre le Vénérable se donne pour mission de détruire complètement cette hérésie. Le Coran diabolique n'est qu'une succession de superstitions et de mensonges Toutefois, c'est sur le terrain de la Raison que Pierre le Vénérable entend battre les musulmans. Son but est de cerner le sens et la place de l'hérésie musulmane. En effet, c'est le Diable qui serait à l'origine de cette religion hétérodoxe et son but serait d'induire les fidèles en erreur. [...]
[...] Toutefois, ceci n'est pas pour autant l'affirmation d'une existence, en français, d'un nouveau Coran totalement indépendant de sa substance originelle car l'équivalence établit un lien, à la fois intime et puissant entre le texte-source et le texte-cible. De plus, une équivalence n'est jamais absolue. Elle peut-être critiquée, revue et corrigée à l'infinie. Cette démarche vise à mettre en application des principes scientifiques tels que les a définis Karl Popper, au processus de traduction. En effet, une équivalence ne peut être que critiquable et la meilleure façon de le faire est d'en proposer une nouvelle, présumée meilleure ou différente. [...]
[...] Cette double recontextualisation, ce mot étant entendu au sens le plus large possible, s'impose à tout lecteur. On ne peut remettre à zéro les compteurs de l'histoire et agir comme s'il n'y avait pas une historicité des concepts et des pratiques du langage et, partant, une historicité de la traduction. Pour l'histoire de la traduction, la manière de traduire à telle époque n'est pas meilleure ou préférable à celle d'une époque précédente ou postérieure. Elle est simplement différente, comme autant de facettes d'un même objet. [...]
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