L'objection incrémentaliste est une invitation au réalisme dans l'analyse des politiques publiques. En reconnaissant l'irréductibilité du conflit de valeurs opposant les acteurs dans la sphère politique, Charles Lindblom propose de tenir pour base de l'action publique des faits concrets. Mais, loin de prôner un empirisme plat ou un factualisme de premier degré, il était surtout question de montrer que la prétention du projet rationnel de définir un cadre exhaustif d'action sur le monde, donc de partir d'idées (idéaux ?), était largement usurpée. La complexité même du réel rend impossible pareille entreprise. À la place, il convient de partir de l'existant, et conscient de sa nature, il importe de se demander comment y agir. L'incrémentalisme est avant tout une théorie de la cognition de la prise de décision.
La problématique centrale de cette approche peut se décliner ainsi : dans une société complexe, caractérisée par l'incertitude et la multiplicité d'intervenants, quel modèle de prise de décision est le plus pertinent qui soit compatible avec l'intelligence de la démocratie ? L'incrémentalisme place donc la connaissance au cœur de son articulation. Mais, il s'agit ici d'une connaissance au second degré. L'effort de connaissance n'est plus neutre et passif. Il est orienté et réactif. Alors que le modèle rationnel est basé sur une dichotomie entre la connaissance (règne de l'objectivité) et l'action (règne des valeurs), l'incrémentalisme propose un rapprochement entre les deux ordres. La connaissance ne définit pas l'action, elle s'en inspire pour l'améliorer. Le travail d'analyse et le travail politique sont inextricablement liés (Lindblom, 1993 :7). Les catégories d'analyse doivent être forgées à travers les interactions et les affrontements politiques. C'est dans ce sens que l'incrémentalisme se voulait une approche « raisonnable », proche de la réalité, de la prise de décision.
Dans ce travail, il est question d'étudier le statut de la connaissance et le rôle de l'analyse politique dans l'incrémentalisme. On se demandera notamment quelle place cette approche fait à la connaissance scientifique et à l'analyse politique dans la prise de décision (I). Ce qui nous permettra de constater finalement que la fusion des deux ordres de discours, scientifique et politique, des idées et des valeurs, a pour effet de modifier la fonction et la nature même de l'analyse politique. Celle-ci devient essentiellement rhétorique et argumentative (Majone, 1989) (II).
[...] Souvent, les résultats d'une étude ne sont envisageables qu'en termes d'années (ibid. p. 20). Or, le temps du politique a un rythme d'écoulement bien particulier qui détermine fortement la prise de décision. L'importance des faits y est très aléatoire, ce qui amène les décideurs à rechercher toujours, à défaut de la meilleure solution qui demande trop de temps et d'argent, la solution la plus pragmatique (incrémentale : rationnelle vs raisonnable). La complexité de la définition de problème. Cette dernière limite de l'analyse de politique relevée par Lindblom (ibid. [...]
[...] p.13) et son caractère incontournable. Ceci est dû au statut prométhéen que l'analyse systématique de politique a acquis auprès des gouvernements du fait, d'une part de l'extension des fonctions et activités de ceux-ci, et d'autre part de la croissance du statut de la science au sein de la société. Ainsi, dans la sphère décisionnelle, celle-ci avait pour rôle d'éclairer les gouvernements et les décideurs, en leur indiquant les meilleures options et en évaluant l'ensemble des possibilités (ibid. pp. 14-15). D'où sans doute l'inflation informationnelle, décriée par Lindblom, qui a accompagné l'activité d'analyse. [...]
[...] Woodhouse (1993). The Policy-Making Process p. Majone, Giandomenico (1989). Evidence, Argument, and Persuasion in The Policy Process p. Stone, Deborah (2002). Policy Paradox. The art of Political Decision Making p. La démocratie étant avant tout un régime comptable de l'action publique. En atteste la proximité des champs lexicaux de la démocratie et de la comptabilité : bilan, exercice, responsabilité, compte. On peut se reporter notamment à Gortner et al. [...]
[...] Elles témoignent à la fois de la vision du monde de Lindblom, tel qu'il est, et de la vision du monde (des sociétés démocratiques) telle qu'elle devrait être. Étant donné que la politique est fondamentalement praxis, il peut apparaître légitime de réclamer que toute activité menée dans l'espace de ce champ social soit foncièrement tributaire de cette caractéristique, donc éminemment praxéologique. Il est possible de rejoindre Lindblom sur ce fait. De nombreuses critiques du modèle incrémental ont été formulées et développées par la littérature[2]. Aussi, laisserons-nous de côté ces questions. [...]
[...] Les autres limites relevées par Lindblom vont dans ce même sens. L'absence de repères face à l'irréductible conflit de valeurs. Cet argument rend compte de l'absence d'étalon unique orientant le travail d'analyse politique. Ceci n'est dû au fait que, d'une part, les objectifs sociaux n'ont pas la même valeur relative (Lindblom : et d'autre part, il est bien difficile de donner une orientation axiologique générale à tous les objectifs sociaux. Les notions d' intérêt public ou de bien général présentent, à cet égard, plus de difficulté que d'utilité (ibid : pp. [...]
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