« […] Le savant le sait bien que sans la science l'homme ne serait qu'un stupide animal sottement occupé à s'adonner aux vains plaisirs de l'amour dans les folles prairies de l'insouciance. Alors que […] la science seule a su patiemment lui apporter au fil des siècles l'horloge pointeuse et le parcmètre automatique sans lesquels il n'est pas de bonheur terrestre possible […] Et n'est-ce pas le triomphe absolu de la science que d'avoir permis qu'aujourd'hui sur la seule décision d'un vieillard californien […] ou d'un fossile ukrainien, l'homme puisse faire sauter quarante fois la planète sans bouger les oreilles. […] »
Voici comment dans un registre humoristique Pierre Desproges exprimait en 1984 ses doutes face la centralité oppressante du progrès scientifique et technique dans les sociétés modernes, ainsi que le problème posé par l'utilisation contestable des découvertes scientifiques. La question est ainsi posée : la science et ses applications ne seraient-elles, comme le golem de la Torah, destinées à sortir du contrôle de son créateur pour finalement le détruire? De telles inquiétudes sont omniprésentes dans la culture populaire à laquelle elles ont donné certaines de ses œuvres emblématiques notamment dans années 90 et 2000, avec Terminator et Matrix, deux séries de films qui mettent en scène la quasi-extermination de l'homme par l'intelligence artificielle, qu'il a lui-même créé.
Si cette vision apocalyptique du progrès technique est intéressante en ce qu'elle est significative d'un sentiment de vertige face à l'accélération des innovations technologiques, elle passe cependant sous silence le fait que c'est entre les mains de l'homme, et non de façon autonome, que les fruits de la technologie ont mis en péril jusqu'à la survie de l'humanité, notamment au cours des deux guerres mondiales. C'est bien de la conjonction de l'agressivité en apparence inhérente à l'homme et du décuplement des moyens de destruction mise à sa disposition que naît la possibilité du suicide, évoqué par Malraux. Il serait biaisé cependant de limiter le progrès scientifique et technique aux risques qu'il présente et d'omettre d'en considérer les vertus indéniables.
Aussi il convient de déterminer si les risques du progrès scientifique et technique sont insoutenables ou si, au contraire, il est possible de susciter des conditions qui permettent d'encadrer les risques et de préserver les potentialités de ce même progrès.
Dans cette optique, il s'agit d'estimer les risques et bienfaits associés au progrès technique (I) pour ensuite déterminer les conditions d'un arrêt jugé nécessaire ou bien, selon la balance des pour et des contre, celles d'un accompagnement vertueux du processus de développement technoscientifique (II).
[...] A quoi bon aller sur la Lune si c'est pour s'y suicider ? (Morale et progrès scientifiques) [ ] Le savant le sait bien que sans la science l'homme ne serait qu'un stupide animal sottement occupé à s'adonner aux vains plaisirs de l'amour dans les folles prairies de l'insouciance. Alors que [ ] la science seule a su patiemment lui apporter au fil des siècles l'horloge pointeuse et le parcmètre automatique sans lesquels il n'est pas de bonheur terrestre possible [ ] Et n'est-ce pas le triomphe absolu de la science que d'avoir permis qu'aujourd'hui sur la seule décision d'un vieillard californien [ ] ou d'un fossile ukrainien, l'homme puisse faire sauter quarante fois la planète sans bouger les oreilles. [...]
[...] Il semble en effet que le déclin des repères traditionnels ne soit pas entièrement compensé par l'apparition du mode scientifique d'explication du monde. En effet, la science si elle cherche à expliquer les origines des phénomènes, n'a pas pour vocation à leur trouver une signification profonde, un but, contrairement aux explications mythico religieuses. Un des axiomes majeurs de la science moderne, énoncé par Emmanuel Kant dans sa Critique de la raison pure, affirme qu'« il n'y a de science que des phénomènes Les phénomènes étant étymologiquement ce qui se présente à nous, c'est-à-dire ce qui est observable, on constate donc que l'explication scientifique entend autolimiter son domaine et par conséquent délaisser la part cachée ou imaginée du réel. [...]
[...] On voit mal dès lors comment plaider, devant ceux qui en attendent leur salut, contre le développement des techniques. Il y a une sorte d'effet cliquet agissant sur les besoins et attentes des populations, c'est-à-dire qu'une fois ces besoins gonflés par la mondialisation des images, il est impossible de les faire décroître, et priver ces populations du progrès technique reviendrait à introduire une divergence entre des aspirations croissantes et des moyens de les réaliser stagnants. Il suffit de se référer rapidement à la théorie de la frustration relative élaborée par Tocqueville ensuite approfondie par les sciences sociales américaines, avec des ouvrages tels que States and Social Revolutions: A Comparative Analysis of France, Russia, and China de Theda Skocpol pour prendre la mesure des dangers dont est porteuse une telle divergence. [...]
[...] L'homme a développé des moyens d'encadrer sa violence, comme l'a montré Norbert Elias dans La civilisation des mœurs. Le sociologue allemand y affirme que depuis la fin du Moyen-âge, la civilisation occidentale s'est bâtie autour d'une maîtrise croissante des pulsions, qui se manifeste notamment par la construction progressive d'une étiquette c'est-à-dire un ensemble de bonnes manières au sein de l'aristocratie européenne, et qui a pour conséquence une interdiction peu à peu intériorisée de la violence physique. On constate également que la fin de la féodalité et l'unification des Etats nations certes parfois sanglante éloignent les perspectives de conflits locaux incessants, alors même le développement de la démocratie représentative et de l'Etat de droit permet l'expression pacifique des différents, diminuant ainsi les risques de guerre civile. [...]
[...] On peut ainsi attribuer, au moins en partie, l'émergence de ce que Jürgen Habermas appelle la morale délibérative c'est-à-dire une éthique que se construit par délibération, contrairement aux dogmes moraux traditionnels, posés a priori et dehors du champ de la délibération Vertige et perte de sens dans le monde moderne Dans la citation de Malraux, on distingue deux questionnements du bien- fondé du progrès technique, celui portant sur la perte de sens A quoi bon et celui portant sur la perspective de l'autodestruction de l'humanité par le progrès s'y suicider ? i. Perte de sens : le progrès technoscientifique, pour quoi faire ? Le progrès scientifique est à l'origine de ce que Max Weber appelle le désenchantement du monde, c'est-à-dire le recul des croyances religieuses ou magiques comme mode d'explication des phénomènes, ce qui s'accompagne d'une perte de sens du monde, dès lors qu'il peut être scientifiquement expliqué. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture