« Gouverner, c'est prévoir ». Cette formule d'Emile de Girardin soulève plus de questions qu'elle ne semble donner de réponses quant à l'exercice de la politique. En effet, à quelle sorte de prévision fait-elle référence ? S'agit-il de prévoir le comportement et les stratégies des principaux adversaires ? Doit-on, pour gouverner, savoir prévoir le moment propice ? Ou faut-il prévoir, anticiper le pire ?
Si cela était le cas, il faudrait s'interroger sur la légitimité de cette pratique. Certains pourront opiner que la politique est censée construire le présent et ne garder sur le futur qu'un point de mire proche, sans se laisser attirer par de lointaines spéculations. D'autres pourraient en revanche estimer que la prévision est signe de prudence et donc de sagesse. En fait, la question n'est pas ici de savoir si la prévision est nécessaire en politique, mais si celle-ci doit être fondée sur l'anticipation du pire. Les deux termes principaux peuvent paraître incompatibles, tant il est aujourd'hui communément accepté que la politique doit veiller au bien-être des membres de la société. En effet, il serait difficile d'assumer que la politique, pour poursuivre cet objectif, se trouve dans la nécessité d'envisager le pire pour les sujets dont elle doit assurer la protection et vis-à-vis desquels elle est liée.
[...] On a donc observé les bienfaits de l'anticipation du pire en matière politique. Néanmoins, sont-ils suffisamment significatifs pour que cette anticipation devienne la base de la politique ? En effet, cela pose des questions notamment à propos de la fiabilité d'une telle prévision ou anticipation, mais aussi des enjeux de légitimité et de morale. Ainsi, et même si elle peut être prise en compte, l'anticipation du pire ne peut fonder l'action de la politique, d'une part parce que celle-ci ne peut légitimement être basée sur des probabilités ; d'autre part, car la peur liée à l'anticipation du pire peut pervertir la politique. [...]
[...] Face à l'apparition de ces nouveaux risques, on peut se tourner vers l'idée que le pire doit être anticipé afin qu'il puisse être affronté. La peur de ne pas être prêt face à l'arrivée inattendue d'une tragédie semble en fournir une légitimation. Néanmoins, il est vrai qu'en général, on ne prend conscience de la possibilité, voire de la gravité d'une situation que lorsque celle-ci se présente, et que l'ampleur du danger est perceptible. Dans cette situation-là, nombreux sont ceux qui regrettent un manque d'anticipation de la situation tragique, donc du pire Pour cette raison, Machiavel explique que c'est alors que le soleil brille qu'il faut prévoir l'orage, car lorsque la tempête arrivera, les bonnes décisions ne seront pas prises, les mesures adéquates ne seront pas adoptées. [...]
[...] En conclusion, l'anticipation du pire est une idée indissociable de la crainte. Pour cette raison, malgré les aspects pragmatiques et prudents que peut supposer une telle prévision en ce qui concerne les actions politiques, elle ne saurait en fonder l'action de façon légitime et efficace. En effet, d'après La Rochefoucauld, il vaut mieux employer notre esprit à supporter les infortunes qui nous arrivent qu'à prévoir celles qui peuvent nous arriver Bibliographie Ulrich BECK, La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité, Alto Aubier Corey ROBIN, La peur. [...]
[...] La deuxième forme de peur à caractère politique est celle qui naît des inégalités sociales, politiques et économiques à l'intérieur de la société et qui a pour objectif l'intimidation interne des autres groupes. Mais qu'en est-il de l'effet de l'anticipation du pire sur la politique ? La peur qu'elle suppose a été différemment interprétée par divers théoriciens. Ainsi, alors que pour Montaigne celle-ci est une atteinte à la liberté et donc elle est néfaste et aliénante, Locke estime que comme la peur est le principal sinon le seul aiguillon de l'activité humaine les hommes agissent sous son effet. [...]
[...] À travers le prisme de la peur, nous allons donc examiner la question de l'anticipation du pire et de ses conséquences politiques. En d'autres termes, est-il justifié de fonder l'action politique sur une prévision effrayante ? Comment cette peur projetée influence-t-elle la politique ? Pour ce faire, nous verrons dans un premier temps que l'anticipation du pire pourrait être justifiée au moment de définir les politiques à mener, au nom de la prévision et de la prudence. Puis, dans un deuxième temps, nous montrerons en quoi, même si elle peut être prise en compte, l'anticipation du pire ne peut fonder l'action de la politique, elle ne peut en être la base. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture