«Les travailleurs n'ont pas de patrie». Cette maxime, extraite du Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx et Friedrich Engels (1847) est le reflet d'une idée couramment admise pour évoquer les travailleurs à la fin du XIXème siècle, plus précisément les ouvriers, c'est-à-dire les travailleurs de l'industrie. Mais est-elle fondée? Certes, l'égalisation des conditions matérielles et sociales des ouvriers qui a eu lieu partout en Europe au même moment tend à prouver qu'être ouvrier ne diffère pas d'un pays à un autre, patrie étant entendu là comme le lieu qu'occupe une Nation, son territoire, en référence à l'étymologie latine du mot qui signifie «terre du père». Néanmoins, la citation est à double tranchant car si elle peut vouloir dire que les ouvriers, du fait de leur condition similaire, ne se sentent pas appartenir à une Nation plutôt qu'à une autre, elle peut aussi porter le sens de l'inexistence d'une «patrie ouvrière». Cette seconde interprétation est permise par l'existence d'une autre acception, plus élaborée, de la patrie qui serait celle de communauté politique à laquelle on appartient ou à laquelle on a le sentiment d'appartenir. Or, la similitude des conditions ouvrières pourrait aboutir à ce que les ouvriers aient justement l'impression d'appartenir à une communauté politique, celle des ouvriers, et qu'ils souhaiteraient s'organiser en tant que tel, par exemple par l'adoption de valeurs communes. Dès lors, la phrase de Karl Marx nous invite à nous demander d'une part si les ouvriers ont le sentiment d'appartenir aux patries desquelles ils proviennent, autrement dit, existe-t-il un ouvrier français, différent de l'ouvrier italien lui-même différent de l'ouvrier allemand. D'autre part, si les ouvriers n'ont pas le sentiment d'appartenir à la patrie de laquelle ils proviennent, ont-ils pour autant le sentiment d'appartenir à une autre patrie qui, dégagée du problème du territoire et des Nations, serait une «patrie des ouvriers» et qui naîtrait des traits communs à tous les ouvriers? A vrai dire, il faudrait d'abord préciser le moment auquel pourrait exister une telle patrie. En effet, il faut attendre la Seconde Révolution Industrielle qui débute vers 1850 en Europe, moment où l'accumulation de capital devient beaucoup plus importante et où la croissance est bien plus rapide, pour que les ouvriers voient leur condition devenir similaires dans plusieurs pays. Auparavant en effet, les ouvriers travaillent encore pour la plupart au domicile de leurs patrons et la production est assez artisanale. Mais à partir de 1850 apparaissent de nouveaux modes de production qui permettent à l'usine de se développer et à créer un lieu de travail où se retrouvent plusieurs ouvriers qui sont traités de façon assez souvent similaire. Dès lors, les conditions s'égalisent et c'est donc à partir de 1850 que pourrait exister une patrie ouvrière. En revanche, celle-ci ne pourrait pas exister au-delà de 1914 dans la mesure où la Première Guerre Mondiale voit s'affronter entre eux des ouvriers de toutes Nations qui acceptent de se battre les uns contre les autres. Aussi pouvons-nous interroger la période 1850-1914 de la sorte: est-elle le temps de l'émergence d'une patrie ouvrière? Au contraire, ne correspond-elle pas à un repli des ouvriers sur leurs patries respectives au sens premier du terme, celui qui exploite les idées de territoire et de Nation? En fait, le phénomène est bien plus complexe et ne pourrait se limiter à une approche binaire. En effet, la prise de conscience des ouvriers de l'homogénéité de leur condition à l'échelle du monde a pu les conduire à former une communauté assimilable à une «patrie ouvrière». (1.) Néanmoins, l'idéologie marxiste, qui inspire le mouvement ouvrier, rejette la notion «bourgeoise» de patrie et conduit à l'internationalisme ouvrier. (2.) Mais les tentatives d'organisations internationales d'ouvriers sont des échecs car les ouvriers acceptent d'être intégrés dans le jeu des Etats-Nations. (3.)
[...] Pourquoi? Quelles modifications ont-elles été apportées à la condition des ouvriers pour qu'ils aient ce sentiment et par quoi, concrètement, cela s'est-il traduit? En fait, avant 1850, on assiste à une extrême diversité des conditions ouvrières. En effet, nombreux sont encore les ouvriers qui travaillent au domicile de leur patron et qui donc dépendent individuellement d'eux. Chaque patron est en effet libre de faire travailler son ouvrier comme il l'entend, ce qui conduit à l'existence de schémas variés en fonction d'eux: du patron clément qui se soucie de la santé de ses ouvriers, on peut aller jusqu'à celui qui les fait travailler plus de douze heures par jour et qui ne se soucie guère de leur condition de vie. [...]
[...] Cela revient à dire que les ouvriers s'organisent désormais politiquement au sein des Etats tout en se ralliant à ceux-ci. Ils semblent avoir accepté la main que leur ont tendue leurs Etats respectifs en leur accordant le droit de vote, le droit de se réunir en syndicats etc. Dès lors, les ouvriers ont non plus une patrie, celle des ouvriers, mais des patries, les leurs, celles desquelles ils proviennent, en dépit de l'homogénéité de leur classe sociale. La Première Guerre Mondiale le confirme. [...]
[...] Ouvrages spécialisés 3. FERRO, Marc. L'Internationale Histoire d'un chant de Pottier et Degeyter. Collection L'Œuvre. Paris: Editions Noêsis cet ouvrage ne parle que du chant. Néanmoins, il est intéressant pour avoir plus d'informations pour un exemple (un peu comme les exposés de la conférence) dans la partie sur les attributs de la «patrie ouvrière» MANDEL, Ernest. De la Commune à mai 68 écrits politiques 1 sur l'histoire du mouvement ouvrier international. Paris: Editions de la brèche Le propos est très engagé, directement inspiré de la doctrine marxiste. [...]
[...] Par ailleurs, certains patrons font preuve de paternalisme à l'égard de leurs ouvriers en créant des cités ouvrières, des hôpitaux qui leur sont réservés, des structures culturelles. Un des exemples les plus connus est celui des bibliothèques d'entreprise que l'industriel Krupp développe en 1911. Les ouvriers ne sont pas insensibles à ce paternalisme. En effet, il leur fait comprendre la spécificité de la classe sociale à laquelle ils appartiennent. De plus en plus, les ouvriers sont amenés à vivre ensemble. [...]
[...] Le travail dans les usine est, certes, plus répétitif la fin des années 1850 s'inscrivant dans un contexte de division des tâches voulue par l'Organisation Scientifique du Travail de Taylor mais moins pénible. En outre, dans ces usines, les ouvriers sont généralement tous traités de la même façon, ce qui diffère du temps où ils travaillaient chacun pour des patrons différents. Parallèlement à ces évolutions dans la sphère économique, le politique a aussi un rôle à jouer dans l'amélioration et l'uniformisation de la condition ouvrière. En effet, les législations évoluent à la faveur des ouvriers durant la Seconde Révolution Industrielle. [...]
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