Dans le premier volume de son célèbre ouvrage De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville observe avec beaucoup d'attention le libéralisme à l'œuvre dans la société américaine et, au cours de son étude, observe que « les peuples semblent marcher vers l'unité. Des liens intellectuels unissent entre elles les parties les plus éloignées de la terre, et les hommes ne sauraient rester un seul jour étrangers les uns aux autres ». Le caractère visionnaire des remarques de Tocqueville n'est plus à démontrer et, une fois encore, il semble qu'il ait su saisir en ces quelques lignes une des questions majeures de notre époque. En effet, de même que les Américains des années 1830, nous vivons aujourd'hui dans un monde philosophiquement dominé par le libéralisme, c'est-à-dire, de façon très brève et incomplète _ le libéralisme étant multiforme et relativement abstrait, une attention toute particulière va être par la suite attachée à sa définition_ par ce courant de pensée qui place l'individu au centre de toute conception. Bien que le libéralisme ait des implications et applications très variées, tant dans le domaine politique, économique, que social ou culturel, aujourd'hui, lorsque l'on évoque « le libéralisme », on associe presque simultanément ce terme à l'idée de mondialisation, de civilisation globale qui, comme Tocqueville le faisait remarquer, tend à s'étendre sur toute la planète et à uniformiser les différentes cultures nationales.
Or, notre civilisation moderne a toujours été agitée par une multitude d'idées et de philosophies différentes et, parmi celles-ci, est apparue au XIXe siècle sous la plume du philosophe romantique allemand Herder l'idée selon laquelle il existe un esprit des peuples. Herder, qui s'attachait à décrire le Volkgeist allemand, désignait par ce terme les manifestations culturelles par lesquelles l'idée de nation s'exprime, art, musique, folklore ou religion par exemple. De même que de nombreux romantiques, ce philosophe accordait donc une importance aigue à l'identité des peuples, à leurs différences et spécificités culturelles, à tous ces éléments plus ou moins abstraits qui fondent, qui cimentent un peuple et lui permettent d'être une véritable communauté politique, une véritable nation au sens que lui donnait Fichte.
Bien qu'Herder et Tocqueville soient tous deux des hommes du XIXe siècle, il apparaît immédiatement une contradiction, une incompatibilité entre le libéralisme et l'idée d'un esprit des peuples, qui, du fait de la domination évidente du courant libéral, tendrait à monter que le libéralisme a renvoyé aux oubliettes l'idée d'un esprit des peuples. Pourtant, dans les faits, on observe une résurgence de cette dernière : depuis la chute du mur de Berlin, l'esprit des peuples semble se ranimer, être exacerbé pour multiplier les revendications nationales culturelles et politiques. Ce phénomène est visible aussi bien dans les pays de l'ex-bloc communiste que dans le reste du monde ; partout, il semble que l'idée d'un esprit des peuples soit plus que jamais d'actualité.
Dans ces conditions, peut-on dire que le libéralisme a rendu surannée l'idée d'un esprit des peuples ?
[...] L'apparente domination théorique du libéralisme a donc ôté à l'idée d'esprit des peuples sa pertinence. Cependant, dans les faits, on observe que l'essor sans obstacle du libéralisme a été assorti d'un réveil de l'esprit des peuples, avec la multiplication des revendications culturelles nationales, et que ces deux mouvements entretiennent des rapports directs ; concrètement, le développement du libéralisme ne s'est pas fait aux dépens de l'idée d'un esprit des peuples. Ainsi, la mondialisation libérale ne porte pas nécessairement préjudice aux identités culturelles des peuples, qui, selon les différents penseurs, sont conçues comme les signes d'un certain archaïsme ou au contraire comme les premiers signes d'une nouvelle ère. [...]
[...] Il est empreint de l'esprit des peuples, de l'esprit de son peuple, et en cela agit donc non comme il le veut, mais comme l'esprit des peuples le lui inspire. L'homme est nécessairement membre de la nation et ne peut donc être l'individu entièrement libre que les libéraux conçoivent. Par ailleurs, libéralisme et idée d'un esprit des peuples rentrent aussi en contradiction dans leurs conceptions d'État : tandis que le libéralisme cherche à réduire le pouvoir étatique au maximum, l'idée d'un esprit des peuples implique un État capable d'agir en son sens, de promouvoir le sentiment national et l'esprit du peuple concerné. [...]
[...] En cela, le libéralisme ne parvient donc pas à rendre surannée l'idée d'un esprit des peuples, puisqu'au contraire il lui rend sa pertinence. En conclusion, le libéralisme entretient des rapports bien plus complexes qu'on ne pourrait le croire avec l'idée d'un esprit des peuples. En effet, sur le plan théorique, le libéralisme s'oppose avec force à cette idée, dans la mesure où il privilégie l'individu indépendamment de toute appartenance à une quelconque communauté et en particulier à une communauté culturelle et nationale. [...]
[...] Dans ces conditions, peut-on dire que le libéralisme a rendu surannée l'idée d'un esprit des peuples ? Si le libéralisme semble avoir rendu l'idée d'un esprit des peuples caduque, car ces deux mouvements reposent sur des conceptions philosophiques et politiques presque antithétiques, les faits semblent néanmoins montrer que l'essor du libéralisme a paradoxalement contribué à raviver l'idée d'un esprit des peuples. Dans un premier temps, il convient donc de montrer en quoi le libéralisme a rendu surannée l'idée d'un esprit des peuples, c'est-à-dire de donner raison à Tocqueville lorsqu'il affirme que les peuples semblent marcher vers l'unité C'est en fait la définition même du libéralisme qui montre que, dans le cas où ce courant de pensée domine, l'idée d'un esprit des peuples perd toute pertinence. [...]
[...] D'autre part, le libéralisme se caractérise aussi par la volonté de limiter au maximum le pouvoir de l'État : ce sont les citoyens, les individus, qui doivent avoir la liberté de décider quelle est leur conception du bien et du bonheur. La notion d'individu est d'ailleurs centrale dans l'idéologie libérale : là où d'autres théories conçoivent l'homme en tant que membre d'une communauté, en tant que porteur d'une identité, les libéraux le considèrent comme étant libre de toute appartenance communautaire et à ce titre entièrement libre de ses actes et de ses décisions. C'est l'individu qui est au centre de toute conception théorique, et le libéralisme, en tant qu'idéologie visant à l'universel, ne lui prête donc pas de préférence identitaire. [...]
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