Dans ses mémoires, Charles de Gaulle relate en ces termes les circonstances qui le portèrent à nouveau au pouvoir à l'été 1958 : « Et me voici, engagé comme naguère par ce contrat que la France du passé, du présent et de l'avenir m'a imposé, il y a dix-huit ans, pour échapper au désastre. » De fait, la situation tendue à laquelle le pays doit alors faire face, aussi bien à cause des événements d'Alger que des remous de la vie politique intérieure, ainsi que la dimension quasi messianique de l'« homme du 18 juin », expliquent que la Ve République ait été vue à ses débuts, avant tout, comme un remède indispensable aux maux qui rongeaient la IVe finissante. Indépendamment des compromis et tractations auxquelles sa genèse donna lieu, mais dont les Français se désintéressaient largement, sa ratification massive lors du référendum du 28 septembre 1958 exprima un soulagement et laissait augurer une ère d'ordre et de stabilité retrouvés. Cependant, la souplesse et la longévité dont ce régime fit preuve par la suite invitent à s'interroger plus en détail sur les conditions de son élaboration, notamment dans sa dimension juridique et légale. Occultée par les faits historiques, celle-ci est pourtant essentielle pour voir en quoi la Ve République se démarque des précédentes et en quoi elle se place dans leur continuité.
Quelles sont ainsi, dans le processus conduisant à l'avènement de la Ve République, les fonctions respectives de la nécessité historique d'une part, consacrant la « rencontre d'un homme et d'un peuple » alors que la France se sent vulnérable, et des mécanismes et garde-fous légaux d'autre part, qui ont empêché ce régime de déroger aux exigences d'une démocratie moderne ?
On verra que même si l'avènement de la Ve République a été déterminé de manière décisive par le climat d'urgence de l'été 1958, quitte à paraître transiger sur les principes légaux, ceux-ci n'en ont pas moins toujours été présents et pesèrent sur la formation et les premières heures du régime.
[...] La contradiction entre nécessité et légalité prend alors la forme d'un questionnement sur la viabilité du régime, une fois que la guerre d'Algérie, qui provoqua son apparition, sera terminée. Il n'est pas possible en réalité de sonder toute la profondeur légale de la Constitution de la Ve tant que son sort reste entièrement suspendu à celui qui en fut la figure tutélaire et le principal animateur. Ce problème est déjà perçu à l'époque : il s'agit, pour reprendre les termes du constitutionnaliste Georges Vedel, de faire en sorte que la présidence de la République cesse d'être une fonction sacrale pour devenir une fonction politique Les commentateurs ont parfois parlé de parenthèse ou de régime d'attente pour caractériser les premières années de la Ve République, voire même d' anesthésie politique selon Jean Lacouture. [...]
[...] À l'encontre des travaux des Assemblées constituantes classiques, ceux qui conduisent à la création de la Ve République sont marqués par le secret et l'opacité. Sous l'égide du juriste Michel Debré, nouveau Garde des Sceaux censé traduire dans les textes les vues de De Gaulle, un Comité Interministériel se met en place. Celui-ci est formé de ministres d'Etat, secondés par de nombreux techniciens juristes ou Conseillers d'Etat. Si la naissance de la IVe avait été marquée par une certaine lenteur et de nombreux atermoiements, puisque un an et deux référendums avaient été nécessaires, celle de la Ve est surtout caractérisée par un souci d'efficacité et de rapidité. [...]
[...] Olivier Duhamel : Ainsi la Ve République est-elle née de l'illégalité du 13 mai 1958, mais dans la légalité des 3 juin et 28 septembre 1958 Ces éléments nous amènent donc à nuancer l'idée, présente chez les adversaires de la Ve, d'un régime qui aurait été, de manière arbitraire, taillé sur mesure pour le Général de Gaulle. En revanche, il faut comprendre que les apparentes entorses à la légalité et à la transparence les plus parfaites (notamment sur l'absence de débats publics à l'Assemblée) se justifient par le contexte d'alors : les gouvernants ne souhaitent donner aucune image pouvant rappeler aux yeux de l'opinion les usages de la IVe. [...]
[...] TR : Il semble que l'aspect légal ait été, sinon bafoué, du moins largement occulté lors de l'avènement de la Ve République. Pourtant, ces questions légales ont sous-tendu tout le processus constituant et ont conservé une importance primordiale. II elle répond pourtant à des contraintes légales, qui ne prirent toute leur dimension qu'en 1962, avec la crise de normalisation du régime La persistance de ces règles légales encadre en fait la genèse de la Ve République Le parallèle avec les débuts du régime de Vichy, même s'il a pu avoir un certain poids, ne résiste pas à une analyse plus poussée La loi du 3 juin 1958 confie explicitement le pouvoir non à un homme, comme en 1940, mais à un gouvernement tout entier. [...]
[...] Mais ces dispositifs de rationalisation furent largement occultés dans la pratique, et les nombreuses alliances partisanes continuèrent de lier et de délier les formations gouvernementales. De manière significative, l'espérance de vie moyenne d'un Cabinet sous la IVe restait très similaire à celle d'un gouvernement de la IIIe, c'est-à-dire sept mois environ Une révision de la IVe République se montrait d'autant plus nécessaire que ce régime n'avait jamais vraiment réussi à se faire accepter par l'opinion, justifiant son surnom de mal-aimée Cette faible popularité s'était exprimée dès le référendum du 4 octobre 1946, remporté à une faible majorité et avec un tiers d'abstentions, puis plus tard par les poussées électorales répétées du RPF de De Gaulle ou du Parti Communiste, tous deux adversaires déclarés du régime tout au long de son existence. [...]
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