Intérêt, peut, être, général
L'intérêt peut-il être général ? La question est polémique, qui paraît remettre en cause la raison d'être des formes modernes démocratiques de gouvernement et de justice, en interrogeant la possibilité d'atteindre un bien commun dans le cadre de la Cité, de le construire autant que de le concevoir abstraitement. Il y a en effet deux façons de considérer l'intérêt général, selon les deux acceptions du substantif qui importent ici : il désigne tout à la fois un bien commun, censé profiter à tous les membres de la communauté, et le sentiment dans chacun de ces membres qui portent intérêt à ce bien, qui les fait tendre vers sa réalisation ; de manière équivalente, du point de vue du gouvernement de cette communauté, il s'agit de connaître la nature exacte de son bien propre, et de parvenir à le faire émerger contre la menace permanente des intérêts particuliers. Car il faut prendre ici la mesure d'une certaine schizophrénie de l'homme au sein de la Cité, dont l'essence, en tant qu'être humain, est de ne jamais poursuivre que son bonheur individuel, particulier (Ethique à Nicomaque, Aristote, I, 1), mais qui, en tant que citoyen, se trouve investi d'une part de la construction d'un bien partagé, au moins en droit, avec ses pairs ; or la Cité, cependant, n'est rien d'autre que cette communauté des hommes, qu'ils décident d'organiser, de maintenir et de faire évoluer : sur quel mode définira-t-on dans ces conditions un hypothétique intérêt général de la communauté, qui soit par nature distinct des intérêts particuliers de ses membres ? Peut-être plus important encore : dans quels ressorts de cette communauté identifiera-t-on les puissances qui tendent vers la réalisation ce bien ? Car si l'intérêt général est censé correspondre au bien de tous les citoyens, il est manifeste qu'il apparaît toujours en premier lieu comme une négation de chaque bonheur individuel, au profit d'une raison d'Etat ressentie comme hégémonique ; en tant que tel, il est rarement désiré pour soi, ce qui contredit de façon essentielle la définition de l'intérêt.
[...] Où nous entrevoyons que derrière la notion d'intérêt général semble se tenir celle de justice, dont la compréhension varie de manière essentielle selon les doctrines. A la même idée aboutit, quoique par des voies exactement opposées, la doctrine libérale qui, comme le marxisme, est amenée à penser l'intérêt général sans et même contre l'action de l'Etat : en termes issus de la science économique, l'optimum du groupe serait atteint naturellement et spontanément, en réduisant au maximum l'action des pouvoirs publics ; or cet optimum est défini comme le maximum de surplus global, c'est-à-dire d'intérêt dégagé par les consommateurs et les producteurs dans l'état actuel du système économique, en d'autres termes par l'ensemble de la société (consommateurs et producteurs constituant deux groupes exclusifs et complémentaires). [...]
[...] On voit donc que selon une doctrine aussi radicale et peu orthodoxe que le communisme, il existe un intérêt général, mais qui n'est simplement pas celui qu'entend réaliser l'Etat : l'intérêt est toujours particulier sitôt qu'une structure prétend prendre en charge le bonheur de la société civile, celui-ci ne pouvant être réalisé que par elle-même. Des deux idées initiales, c'est bien entendu celle de commons que fait prévaloir le communisme ; d'un autre côté, toute forme de sphère politique est par nature suspecte, car instigatrice de clivages sociaux, de phénomènes de domination et d'aliénation : néanmoins, le communisme n'est pas l'anarchisme, et une délibération collective est requise comme forme "proto-politique" de gouvernance du collectif - ce qu'on a pu observer dans le cas, par exemple, des soviets, ou de manière moins ambiguë, des kibboutz. [...]
[...] Ces biens sont définis par l'économie selon leur persistance dans la consommation, c'est-à-dire la possibilité qu'ils offrent d'être utilisé un grand nombre de fois par un grand nombre de personnes, en somme potentiellement par tous les administrés : en tant que tels, ils suivent très étroitement la définition de l'intérêt général. Or, il n'est pas douteux que la gestion de ces commons requiert une forme de gouvernement, quelle qu'elle soit, c'est-à-dire une sphère délibérative et une administration : même les nouvelles théories du collectif collaboratif, développées notamment par la Prix Nobel d'économie Elinor Olström, supposent l'existence d'une organisation politique, quoique radicalement différente des institutions actuelles, pour administrer collectivement ce bien commun dans le sens de l'intérêt général. [...]
[...] Nous voyons donc qu'on peut parler d'intérêt général en deux sens : d'une part comme d'un intérêt généralement partagé pour une chose, comme c'est le cas pour les commons, d'autre part comme un agencement heureux des intérêts individuels, qui est toujours, on l'a vu, une forme de justice ; dans les deux cas, l'analyse gagne à s'inspirer des acquis de la sociologie politique constructiviste. Dans l'ordre de la pratique, on rompt ainsi avec une conception exclusivement en termes de contraintes et de devoirs, qui pose l'intérêt général comme l'intérêt d'une structure obtenu aux dépens de l'individu, pour considérer ce qui dans sa construction transcende le plan de l'utilité économique et en fait, à proprement parler, l'intérêt incommensurable : l'origine et la condition de tout véritable lien sociopolitique. [...]
[...] L'intérêt peut-il être général ? Dissertation d'Adrien Aulas L'intérêt peut-il être général ? La question est polémique, qui paraît remettre en cause la raison d'être des formes modernes démocratiques de gouvernement et de justice, en interrogeant la possibilité d'atteindre un bien commun dans le cadre de la Cité, de le construire autant que de le concevoir abstraitement. Il y a en effet deux façons de considérer l'intérêt général, selon les deux acceptions du substantif qui importent ici : il désigne tout à la fois un bien commun, censé profiter à tous les membres de la communauté, et le sentiment dans chacun de ces membres qui portent intérêt à ce bien, qui les fait tendre vers sa réalisation ; de manière équivalente, du point de vue du gouvernement de cette communauté, il s'agit de connaître la nature exacte de son bien propre, et de parvenir à le faire émerger contre la menace permanente des intérêts particuliers. [...]
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