« L'humanisme réel n'a pas en Allemagne d'ennemi plus dangereux que le
spiritualisme ou idéalisme spéculatif, qui, à la place de l'homme individuel réel, met la
"Conscience de soi" ou l'"Esprit". » Marx et Engels se positionnent déjà, en 1844, dès la
première phrase de la préface de La Sainte Famille, en défenseur de l'humanisme réel contre
la conception idéologique de la philosophie allemande. Au centre de cet humanisme réel, ils
mettent l'accent sur l'homme individuel réel, opposé à la conscience de soi mais aussi à la
figure de l'Homme. Cet homme réel et vivant va être au coeur de L'Idéologie allemande, texte
dans lequel Marx et Engels, comme ils le soulignent d'emblée, se donnent pour projet, au-delà
de la critique de l'idéologie allemande, de dévoiler ce qu'est vraiment l'homme : « Jusqu'à
présent, les hommes se sont toujours fait des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu'ils sont
ou devraient être. » (Avant-propos). Die deutsche Ideologie est rédigée pour l'essentiel entre
l'été 1845 et le printemps 1846, alors que Karl Marx et Friedrich Engels résident tous deux à
Bruxelles. Marx y développe sa conception des individus, déjà exposée dans ses Thèses sur
Feuerbach, certes sorte de brouillon de L'Idéologie allemande mais également, pour
reprendre le jugement de Engels, « premier document où soit déposé le germe génial de la
nouvelle conception du monde ». Les hommes dont parlent Marx et Engels ne sont pas des
hommes en général réductibles à cet Homme sur lequel se penche Feuerbach, mais des
individus déterminés. A plusieurs reprises, dans L'Idéologie allemande, ils sont désignés
comme « des individus réels et vivants », des « hommes réels », des hommes « en chair et en
os ». Marx et Engels ne s'intéressent d'ailleurs pas tant à l'homme ou à l'individu réel qu'aux
hommes, qu'aux individus, comme le montre l'emploi récurrent des pluriels. L'essence
humaine est en effet, pour Marx, « l'ensemble des rapports sociaux ». C'est d'ailleurs
pourquoi la question de l'individualisme et de l'humanisme se pose de manière complexe et
originale dans L'Idéologie allemande. On n'y peut retrouver en tant que telle la tension entre
individualisme et humanisme comprise comme tension entre connaissance de ce qu'est
l'Homme et connaissance de l'homme singulier. Marx, en effet, ne s'intéresse qu'aux
individus réels mais c'est pour montrer que ces derniers ne peuvent trouver leur essence que
dans les rapports sociaux. Marx ne s'interroge donc ni sur l'homme singulier, ni sur
l'Homme, mais sur les hommes réels et vivants en tant qu'ils sont dans des rapports sociaux.
C'est en quoi il peut être considéré comme un humaniste réel, et en cela héritier de la pensée
de Machiavel. Comme celle de Machiavel, sa philosophie « part des individus réels et vivants
eux-mêmes » et s'interroge sur la manière de faire vivre les hommes ensemble. Le jugement
de Merleau-Ponty sur le premier pourrait sans aucun doute être appliqué au second : « Si l'on appelle humanisme une philosophie qui affronte comme un problème le rapport de l'homme
avec l'homme et la constitution entre eux d'une situation et d'une histoire qui leur soient
communes, alors il faut dire que Machiavel a formulé quelques conditions de tout humanisme
sérieux. » (Note sur Machiavel). Marx et Engels s'inscrivent dans L'Idéologie allemande dans
un humanisme réel, s'interrogeant certes sur l'individu et non sur l'Homme mais en opérant
un déplacement de l'individu vers les rapports sociaux. Comment Marx parvient-il à
conjuguer, dans L'Idéologie allemande, l'humanisme et la croyance en l'homme avec le refus
d'une théorie de l'homme abstrait ?
Marx opère un double déplacement, qui apparaît déjà dans les Thèses sur Feuerbach,
déplacement vers la pratique et déplacement vers les rapports sociaux. C'est d'ailleurs à partir
de la question des rapports sociaux qu'il va construire sa théorie de l'aliénation.
[...] Alors que Feuerbach définit l'être générique de l'homme naturellement et non pas historiquement, socialement, et voit le rapport de l'homme à lui-même comme un rapport de représentation et non comme un rapport pratique, le rapport que l'homme a à lui-même et que les hommes ont entre eux jusque dans leurs représentations est pour Marx produit par les hommes eux-mêmes5. C'est pourquoi il ne faut pas envisager le rapport de l'homme à son espèce comme un rapport naturel de l'individu au genre mais comme un rapport social : Feuerbach résout l'essence religieuse en l'essence humaine. Mais l'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu pris à part. Dans sa réalité, c'est l'ensemble des rapports sociaux (VI). [...]
[...] N'y a-t-il de véritable sujet que collectif ? Certains ont pu développer des lectures de Marx prenant cette forme, à travers notamment la théorie de la substitution du sujet collectif au sujet individuel8. Les Thèses sur Feuerbach impliquent-elles cela ? Peut-être cela est-il indécidable : si l'on ne peut l'en déduire directement des thèses, elles peuvent toutefois le supporter. Il faut cependant avoir présent à l'esprit que les pages utopistes de Marx ne débouchent absolument pas sur l'abolition de l'individualité. [...]
[...] C'est en quoi il peut être considéré comme un humaniste réel, et en cela héritier de la pensée de Machiavel. Comme celle de Machiavel, sa philosophie part des individus réels et vivants eux-mêmes et s'interroge sur la manière de faire vivre les hommes ensemble. Le jugement de Merleau-Ponty sur le premier pourrait sans aucun doute être appliqué au second : Si l'on 1 appelle humanisme une philosophie qui affronte comme un problème le rapport de l'homme avec l'homme et la constitution entre eux d'une situation et d'une histoire qui leur soient communes, alors il faut dire que Machiavel a formulé quelques conditions de tout humanisme sérieux. [...]
[...] En effet, deux autres prémisses de l'histoire apparaissent dans L'Idéologie allemande : la nature et le fait que les individus aient une activité productrice. Or, Marx et Engels définissent justement les hommes par leur activité productrice, par la production. Si, dans L'Idéologie allemande, les hommes sont ce qu'ils sont (à savoir des hommes), c'est parce qu'ils produisent. Et ce qu'ils produisent tout d'abord, ce sont leurs moyens d'existence : On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce qu'on voudra. [...]
[...] Les rapports sociaux ne sont plus détachés d'eux, ils apparaissent au contraire sous leur contrôle. Dans la première façon de voir, on part de la conscience comme individu vivant ; dans la seconde, qui correspond à la vie réelle, on part des individus eux-mêmes, réels et vivants, et on considère la conscience uniquement comme leur conscience La première façon de voir est celle de l'idéologie allemande, c'est-à-dire du système alors dominant d'idées en Allemagne, dont Marx et Engels font la critique. [...]
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