Le succès historique du film Bienvenue chez les Chtis laisse place à une interprétation aujourd'hui communément admise. Pour beaucoup, c'est la mise en valeur de liens humains simples mais touchants qui aurait attiré en très peu de temps plus de 17 millions de Français dans les salles obscures. Par le biais de l'humour, avec un scénario et une histoire inspirée de choses vues ou vécues, le réalisateur issu de la région Nord-Pas-de-Calais, Dany Boon, aurait ainsi réussi à raviver chez les spectateurs un certain sens des vertus de fraternisation qui régissent normalement les liens entre les hommes. Ces vertus mises à jour tant appréciées dans le film sont la solidarité entre individus différents, la fraternité entre « gens du sud » et « gens du nord », la découverte de son prochain, de sa culture, entre langue d'Oc et langue d'Oil, etc.
Plus qu'un simple raz-de-marée populaire, ce succès pourrait aussi être le témoignage d'un certain « manque » chez les citoyens. Dans une société où les liens se font et se défont rapidement, faire usage de la fraternité au quotidien peut apparaître en effet comme d'une urgence absolue mais une urgence dont tout le monde ne peut s'offrir le luxe. L'idée de fraternité montre en effet en elle-même toutes ses limites. Si les citoyens admirent la fraternité pour ce qu'elle suppose d'idéal et de valeurs, certains ne manquent pas de la bafouer par la bêtise, l'ignorance ou l'ignominie. Ainsi, alors que le premier film français au box-office continuait d'attirer de nouveaux spectateurs, « bienvenue chez les chtis », des incidents lors de la finale de la coupe de la ligue entre Lens et le Paris Saint Germain, avec notamment l'affaire de la « banderole », rappelaient crûment le sens des réalités. La fraternité, qu'on croyait alors profondément ancrée dans les priorités morales de chacun, comme elle l'est en tant que valeur officielle de la République, serait devenue en quelques minutes, par l'exhibition d'une telle banderole aux yeux de la France entière, le simple idéal vernaculaire, nostalgique et imaginaire d'un film à succès. Un tel exemple concret tiré de l'actualité semble souligner de fait la fragilité de la valeur de « fraternité », un ciment social peut-être menacé dans notre société contemporaine. D'apparition relativement récente, avec l'invention de la modernité, des droits de l'Homme, la démocratie, de l'Etat économique et social, la fraternité nous apparaît dès lors comme cet élément imprévisible qui articule les idéaux connexes de liberté et d'égalité. Mais s'agissant plus d'un principe moral que d'une obligation juridique, la fraternité se présente dans le même temps comme une universalisation précaire du bien-être social. Aujourd'hui, autrement dit, entre certitudes et effritements, entre valeur et idéal, où et comment situer la fraternité ?
Pour commencer, dans une première partie, nous tracerons les formes diverses que peut prendre la fraternité de nos jours. Idée relativement moderne, la fraternité puise pourtant ses racines dans des sources intellectuelles profondes et trouve des manifestations culturelles variées.
Qu'elle soit de concorde ou de combat, la fraternité apparaît néanmoins mise à mal, tant par des évolutions sociétales historiques actuelles, que par l'avènement de nouvelles valeurs concurrentielles(I). C'est pourquoi nous nous attacherons ensuite à montrer, dans une seconde partie, que la fraternité est certes une valeur en danger dans notre société, mais une valeur qui peut encore trouver de nombreuses voies de renouvellement, de résistance, et d'inventivité. (II)
[...] Un idéal aux fondements anciens et culturellement bien enracinés Les trois religions monothéistes, à leur manière, se prévalent toutes de la fraternité. Aussi, si l'on fait remonter l'usage politique de l'idée fraternelle à la Révolution française, on peut néanmoins affirmer les racines intellectuelles profondes de la fraternité dans le Siècle des Lumières. C'est au XVIII siècle que s'opère une réelle prise de conscience d'une appartenance conjointe à une communauté de destins qui préfigure déjà l'avènement de l'idée de nation. Des années 1740 jusqu'à la veille de la Révolution, on peut noter que des philosophes comme Diderot dans l'Encyclopédie, mais aussi Jean-Jacques Rousseau par ses écrits, ont participé, avec un autre vocabulaire et d'autres mots, à l'accouchement de l'idée de fraternité. [...]
[...] Vue comme s'exerçant dans une dimension planétaire, la fraternité contemporaine trouverait dès lors des lieux d'expression de plus en plus nombreux : entraide entre les peuples, solidarité entre générations, compréhension et acceptation de la différence, autant de points d'achoppement d'une fraternité dépassant ses cadres traditionnels. La famille, le lieu de travail, l'association, ne seraient alors plus les lieux uniques de la fraternisation. Au contraire, on peut penser que la chose publique, devenue planétaire, permet justement la formation ici et là de consciences éclairées de citoyens du monde et que de nouvelles fraternités pourraient en ce sens émerger entre les peuples. [...]
[...] La fraternité n'est pas seulement un bien collectif que l'on reçoit, elle est avant toute chose un projet collectif que l'on soumet à autrui. C. La possibilité de renouvellement de la fraternité, vers des fraternités multiples Comme la famille, lieu des mutations profondes et peut-être les plus visibles de la fraternité, le reste de la société est en permanence à la recherche de liens plus sûrs et plus durables. Ainsi, non loin de disparaître, les valeurs et vertus connexes à la fraternité que sont l'amitié, la générosité, la bonté ou encore la solidarité, trouvent avec les évolutions contemporaines de nouvelles expressions. [...]
[...] Néanmoins, la sphère familiale n'est pas l'unique lieu de la fraternité, comme on a pu le constater avec la fraternité du patriotisme républicain. Par conséquent, l'on se doit de considérer ici même que la fraternité qui est aussi celle de l'ordre de l'acquis, du choix individuel, par exemple le fait s'engager dans une association pour y nouer d'autres liens fraternels, autour d'une même cause ou d'un même projet. En d'autres termes, à une fraternité de fait issue de la naissance vient s'ajouter une fraternité d'aspiration sociale ou symbolique, qui est celle des individus qui s'engagent dans la sphère publique. [...]
[...] Qu'elle soit de concorde ou de combat, la fraternité apparaît néanmoins mise à mal, tant par des évolutions sociétales historiques actuelles, que par l'avènement de nouvelles valeurs concurrentielles(I). C'est pourquoi nous nous attacherons ensuite à montrer, dans une seconde partie, que la fraternité est certes une valeur en danger dans notre société, mais une valeur qui peut encore trouver de nombreuses voies de renouvellement, de résistance, et d'inventivité. La fraternité, une idée ancienne d'application politique récente. A. Un concept à l'apparition récente, la fraternité indissociable de la République. [...]
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