Patrice Gueniffey, Bernard Manin, et plus récemment Yves Sintomer ont développé des réflexions sur le tirage au sort. Leur démarche a été de renverser notre interrogation face à cette procédure: s'étonner non pas de son existence mais de sa disparition. Associant démocratie et tirage au sort, ces auteurs ont pu souligner a contrario le caractère fondamentalement aristocratique de nos régimes politiques basés sur l'élection. Mais sur quoi porte cet étonnement ? Il semble y avoir une ambiguïté fondamentale dans ce questionnement, qui tient au niveau d'analyse: d'un côté l'on s'attache au tirage au sort comme processus réel; de l'autre on se pose la question de la disparition dans les représentations de l'association entre démocratie et tirage au sort.
La diversité d'expériences historiques implique une multiplicité de sens du tirage au sort. Le tirage au sort peut-être associé à la démocratie, entendue comme la rotation de tous aux places de gouvernant et gouverné. C'est le cas de l'Athènes démocratique. Les membres de la Boulé – combinaison de pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire – et de l'Héliée – pouvoir judiciaire –, sont tirés au sort parmi les citoyens athéniens, de même que les organes spécialisés issus de ces deux institutions. Ainsi, le tirage au sort respecte le principe d'égalité entre les citoyens et évite une professionnalisation qui mènerait à l'oligarchie, en organisant rationnellement la rotation des citoyens.
[...] Pour Rome et l'Eglise catholique, son rôle est marginal : il est le signe du divin. Pour les Républiques italiennes de Venise et Florence, il joue un rôle significatif dans la répartition du pouvoir oligarchique, puisqu'il s'agit de répartir le pouvoir au sein d'une élite. Et même au sein de cette élite, le principe démocratique n'est pas nécessairement de mise. Ainsi à Venise, le tirage au sort désigne un doge à vie. L'observation de cette diversité pose problème pour expliquer la disparition du tirage au sort. [...]
[...] Dans la lignée de cette explication, il n'est pas étonnant que les mouvements politiques modernes évacuent la question du tirage au sort. Sintomer critique l'extrême gauche, qui se réclame de la démocratie et n'applique pourtant pas le tirage au sort ; mais il faut voir la contrainte que l'extrême gauche, qui s'inspire largement des révolutions modernes, s'impose, à savoir la promotion et l'exécution d'un projet radical. Si le tirage au sort est le moyen le plus approprié pour le populaire Cléon dans l'Athènes démocratique, il est peu considéré par le révolutionnaire moderne, car il lui retirerait la possibilité de porter le radicalement nouveau[9]. [...]
[...] Une interprétation assez proche consiste à expliquer la disparition du tirage au sort par l'apparition de la représentation. Les explications de la disparition du tirage au sort par l'émergence de la représentation ou de l'aristocratie, liées entre elle par le principe électif, nous paraissent insuffisantes. Dans les deux cas, qu'a-t-on expliqué ? On ne sait toujours pas pourquoi l'aristocratie ou la représentation ont à ce moment-là remplacé l'idée du tirage au sort. La vraie question n'est pas : pourquoi la disparition du tirage au sort mais pourquoi a-t-on substitué un principe électif au tirage au sort, dans les faits comme dans les représentations? [...]
[...] L'existence du tirage au sort serait permise par une nature du projet politique. A titre d'hypothèse[2] , supposons que le projet politique en Grèce antique, à Rome mais aussi dans la chrétienté, soit délimité par une essence du politique. De là, la figure du sage proposée par Gilles Deleuze[3], qui a un accès privilégié à cette essence. De là aussi, les localisations successives de l'autorité porteuse de cette essence, pour Hannah Arendt[4]: chez Platon, le modèle de la fabrication, chez Aristote, la nature ; plus tard, la fondation de Rome et la vie du Christ. [...]
[...] Il semble y avoir une ambiguïté fondamentale dans ce questionnement, qui tient au niveau d'analyse : d'un côté l'on s'attache au tirage au sort comme processus réel ; de l'autre on se pose la question de la disparition dans les représentations de l'association entre démocratie et tirage au sort. La diversité d'expériences historiques implique une multiplicité de sens du tirage au sort. Le tirage au sort peut-être associé à la démocratie, entendue comme la rotation de tous aux places de gouvernant et gouverné. C'est le cas de l'Athènes démocratique. [...]
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