Que devient la place de la tradition dans un monde globalisé ? Quelle importance revêtira la Chefferie originelle, dans un univers d'urbanisation et d'émigration accéléré ? Dispersés aux quatre vents, les Africains peuvent-ils préserver leur identité ? Que reste t-il de leur mémoire, quand la tradition orale est confrontée à un monde évoluant au rythme d'Internet ? Ce travail aborde ces (trop) vastes questions par la mise en récit d'un simple événement : les « Troubles » en pays Bamiléké (Ouest Cameroun), suite à l'installation du maquis indépendantiste dans cette région en 1956-57, et à la répression qui l'accompagna à partir de cette période et jusqu'à la décolonisation (voire après, selon certains).
Dans les apparences les Bamilékés seraient, comme beaucoup de peuples africains, prisonniers entre les frontières de leurs traditions religieuses et culturelles et une intégration à un monde moderne globalisé. Ils ont la tradition d'être des commerçants. Le refus de se mélanger aux autres, la solidarité, autant de critères qui les caractérisent aux yeux des autres. Pourtant, les Bamilékés ne forment pas un groupe homogène, tant d'un point de vue linguistique, que politique ou culturel. Bien qu'étant originaire de l'Ouest Cameroun, les Bamilékés se sont installés dans tout le pays. Les Bamilékés sont aussi très présent en Europe, en particulier en France et en Allemagne. Ils sont réputés être la principale et première source d'opposition au pouvoir, alors même que la présence d'élite politique poserait problème. Surnommé Juifs du Cameroun, leur puissance économique réelle ou fantasmée inquiète. D'un autre côté, leur paranoïa est souvent dénoncée. Depuis une quinzaine d'années, il est souvent fait référence à un « problème Bamiléké » au Cameroun.
Dans la bouche des acteurs identitaires, des élites Bamilékés comme des intellectuels Camerounais en général, ces caractéristiques tirent leurs origines de la période du maquis Bamiléké. Malgré le flou entourant cette période, il est remarquable de constater à quel point les Troubles ont marqué les élites Bamilékés comme les populations. Tout habitant du pays a vécu, ou a fréquemment entendu le témoignage des épisodes les plus tragiques de cette période : les regroupements dans les camps, les attaques tant par les milices du gouvernement légal que par les maquisards, les scènes d'exécutions sommaires ou cette image des têtes coupées des maquisards exposées à la vue de tous. Internet amplifie la résonance de cette mémoire transmise souvent oralement, prenant parfois le relais de la parole. Ces événements agissent sur les membres de l'ethnie comme un stigmate, les différenciant des autres peuples du Cameroun, offrant une histoire particulière. Cette mémoire pourrait répondre à un besoin identitaire particulier. Elle est sans doute, en tout cas, un point central dans la refondation de l'identité de l'ethnie – si tant est que l'on puisse parler d'ethnie chez ce peuple disparate, qui ne se retrouve vraiment que dans une histoire partagée.
Les Bamilékés ont donc hérité d'une histoire lourde qui pourrait à la fois servir à leur procurer une unité et une identité, par la diffusion d'une mémoire commune. Pourtant, le manque d'écrits, le caractère oral des témoignages, la méconnaissance vis-à-vis de ses événements dont on doute de l'ampleur, est un frein important à la récupération de cette potentielle source identitaire. La question est donc de savoir à quel point, comment et dans quelle mesure les intellectuels Bamilékés, professeurs, journalistes, historiens, hommes politiques aussi, l'ensemble des entrepreneurs identitaires, vont relayer cette période de Troubles, et peuvent instrumentaliser cette part de l'histoire de leur région pour structurer le sentiment identitaire régional.
L'ethnie en elle-même a été étudiée à de nombreuses reprises, en particulier par l'anthropologie. Un grand nombre d'études sont exécutées pendant la période coloniale, en particulier entre les années 30 et 50. Le pays Bamiléké verra un regain d'intérêt dans les années 80, avec la parution d'ouvrages ethnologique comme Ethnopsychanalyse en pays Bamiléké de Charles-Henri Pradelle de Latour. Les Bamilékés intéressent aussi pour leur histoire, ou leur art. Les études anthropologiques ont leur intérêt et leur utilité ; il nous semble néanmoins que de telles études, qui développent souvent un point de vue culturaliste, sont limitées pour expliquer les transformations du peuple. Les ethnies, en réalité, sont des catégories historiques et construite. Nous utiliserons donc certains ouvrages d'anthropologie comme guides culturels de l'ethnie, mais ils ne seront pas au centre de ce travail essentiellement sociologique.
Les effets de cette période des Troubles sur le sentiment identitaire Bamiléké ont été peu étudiés en France pour de multiples raisons. On peut commencer par évoquer la difficulté à aborder la question en tant que français ; cela ne serait-il pas reconnaître une part de nos fautes ? Une autre raison peut être la difficulté à aborder la question ethnique en Afrique. Presque trois cent ethnies peuplent le Cameroun. Certains accusent le pouvoir mis en place après la décolonisation sous la férule du président Ahidjo, d'avoir laisser la situation perdurer en pays Bamiléké. Est-ce bien utile de jeter de l'huile sur le feu ? Enfin, la recherche historique se heurte au manque d'archive, à l'absence de preuves et au flou des témoignages.
Les sources sont relativement variées, puisque nous nous appuierons pour ce travail tant sur les réactions observées sur Internet et l'étude des blogs que sur un questionnaire en ligne , des articles de presse, des entretiens avec professeurs, chercheurs, journalistes et étudiants , et des mémoires et thèses déjà réalisés par des étudiants Camerounais. Il s'agissait en effet d'étudier une population très connectée, n'hésitant pas à s'expatrier pour quelques années, plutôt citadine et surtout diplômée. Nos recherches se sont donc effectuées en France, par un travail à distance grâce à Internet, puis au Cameroun à Yaoundé, essentiellement au département d'histoire et de sciences sociales de Yaoundé 1. Ce travail est d'ordre plus qualitatif que quantitatif. Nous avons cependant eu la chance de pouvoir interroger de manière moins formelle un nombre important d'étudiants à Yaoundé, dont les réactions corroborent les résultats de l'enquête. Il va donc sans dire que la population étudiée est particulièrement réceptive au sujet. Il est donc possible que le sentiment identitaire Bamiléké s'auto-alimente au sein d'une élite, sans pour autant sortir de ce cercle.
Nous avons suivi trois axes de lecture pour traiter cette problématique. Dans un premier temps, nous avons choisi de montrer comment le maquis pouvait être exploité pour expliquer le regard des Bamilékés sur eux-mêmes. En effet, il peut être utilisé aussi bien pour justifier l'existence de l'ethnie que ses valeurs, dans une dynamique de reconstruction de l'identité culturelle et politique. Nous allons ensuite étudier l'influence de ces discours identitaires sur la structuration des rapports entre les Bamilékés et leurs voisins. Dans cette partie, nous verrons les rapports complexes qu'entretiennent les Bamilékés avec des concepts comme l'indépendantisme, le nationalisme, le régionalisme, ainsi que leur position concrète vis-à-vis des autres Camerounais. Enfin, nous nous pencherons sur l'impact du discours des élites Bamilékés sur leur perception du monde ; un discours laissant un large champ à la modernité, dans une optique de mondialisation économique et politique.
[...] Cette pensée, qui vise à nier la réalité de la construction, implique la recherche de ‘l'identité originelle', une identité qui se passerait de construction. L'existence des bamilékés ne peut être remise en cause à l'heure actuelle. Cette entité est imposée par l'anthropologie allemande puis assimilée lentement par la population elle- même depuis l'époque des Troubles ; néanmoins, à partir du moment où la conscience d'appartenance est partagée ou sur le point de l'être, l'ethnie devient une réalité sociale qui n'en est pas moins réelle du fait d'être construite. [...]
[...] L'UPC a commencé à Douala, puis il y a eu quelques poches dans le Centre, aussi dans le Nord Ouest et le Sud Ouest. Mais le grand champ des combats était en pays bamiléké et bassa. Les vrais ennemis dans la lutte pour l'indépendance c'était la France, qui profitait pour diviser les gens, les camerounais. Mais ça a continué ensuite. En 1972, Mgr Dongmo a été accusé d'avoir préparé un coup d'État contre Ahidjo. Il a été fusillé, et ça a été la fin du maquis. [...]
[...] On le retrouve d'ailleurs sur la quasi-totalité des blogs défendant la thèse du génocide. Max Bardet est un pilote d'hélicoptère du corps expéditionnaire français. Il est intéressant de constater qu'au lieu de diffuser le témoignage d'un haut fonctionnaire ou d'un soldat camerounais ayant pris part à la répression, c'est le témoignage (unique à ma connaissance) d'un soldat français qui a été retenu. Cet Aussaresses du pays Bamiléké grâce à son témoignage, obtenu une notoriété qui fait de lui un des Français les plus connus des blogs et sites Bamilékés. [...]
[...] La répression dans l'Ouest Cameroun, les camps de regroupements, déplacements de villages et autres, ont, d'après Pamela Fledman, Flavien T. Ndonko et Song Yang un impact fondamental sur la santé reproductive : memories of reproductive trauma on a macro social level [ ] affect the reproduction of ‘fresh people' as well as deep concerns with social reproduction. Collective memories of this sort contribute to reproductive insecurity, an anxiety regarding disruptions to human fertility and to social and cultural reproduction Une des craintes souvent avancées par les femmes Bamilékés concerne l'infertilité, ce qui peut paraître étrange étant donné que le pays bamiléké est le plus peuplé du Cameroun ; on y trouve peu de friches, peu de campagnes sans village ou habitation (ce qui est accentué par la prédominance encore actuelle de l'habitat dispersé dans l'Ouest Cameroun). [...]
[...] Il n'y a pas une mentalité de leadership. Ce qui s'est passé en 1990, lors de la démocratisation, est un souvenir de cette époque. C'est quelque chose qu'entretiennent les hommes politiques. Ce sont toujours les mêmes qui sont au pouvoir depuis des années, ils ont le réflexe d'accuser les Bamilékés pour tout. Mais les gens ont peur, il y a cet esprit de commérage, de dénonciation de médisance.[74] L'esprit de dénonciation ici évoqué va à l'inverse même de la légendaire solidarité des Bamilékés. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture