En 2005, les Koweïtiennes ont obtenu le droit de vote. En 2006, elles ont participé pour la première fois à des élections, des législatives. Le résultat ? 40% de participation. Bien sûr, ce taux s'explique par les pressions masculines exercées sur elles, mais en partie seulement. Cet exemple montre surtout que voter n'est pas un acte naturel, et que lorsqu'on octroie des droits politiques à une population, les citoyens ne savent pas toujours quoi faire de leur citoyenneté.
Le vote ne correspond pas à des besoins vitaux de démocratie et comme toute
institution, le suffrage universel a une histoire complexe et non linéaire. Le rôle de l'électeur autonome et politisé est le fruit d'un apprentissage et d'une construction mobilisant tous les acteurs politiques. C'est le « processus d'accoutumance au vote », comme dit Michel Offerlé.
Pour comprendre comment les Français ont apprivoisé le suffrage universel, on va très brièvement revenir sur ce qui l'a précédé, et son instauration. Jusqu'à la Révolution, il n'y a pas d'élection. Puis, le suffrage censitaire permet une acclimatation préalable. En dessous d'un certain seuil d'impôt, on ne peut pas voter, ce qui réduit le corps électoral à 250-260 000 citoyens en 1846. Les relations élus-électeurs sont très personnalisées : le clientélisme est de
rigueur. Les soutiens ne se donnent pas selon des considérations politiques mais en fonction des liens personnels et des promesses matérielles (décorations, positions, etc). Même si l'abstention est importante (de 50 à 80%, ce qui fait que 90% des députés sont élus avec moins de 400 voix), la pratique du vote, bien que restreinte, n'est donc pas étrangère à la vie politique, ce qui favorisera son appropriation.
En 1848, c'est l'instauration effective du suffrage universel, « effective » car il avait déjà été instauré mais non appliqué en 1793. Il est proclamé le 5 mars, mis en œuvre les 23 et 24 avril. Il faut noter que ce n'était pas une réclamation du peuple. Les émeutes de février avaient renversé Louis-Philippe, mais la campagne des banquets ne demander que l'abaissement du cens, pas sa suppression. Le gouvernement provisoire n'instaure le suffrage universel que pour calmer les émeutiers et essayer de se doter d'une certaine légitimité.
Le corps électoral passe à 8,2 millions environ. Retenons que le suffrage universel est une abstraction qui dépend de la période historique : ce droit d'élire et d'être élu est restreint selon l'âge, la nationalité bien sûr, et à l'époque, le sexe.
La question qui se pose alors, c'est comment et pourquoi a-t-on réussi à faire voter des populations qui ne comprennent ni le sens ni l'intérêt de cet acte étranger ? Quels sont les processus qui ont participé à établir socialement le suffrage universel comme une réalité ? Comment le pouvoir politique s'est-il, lui aussi, réorganisé face à cette reprise du pouvoir par le peuple ?
On va d'abord voir les premières pratiques électorales, c'est-à-dire le vote
communautaire, ses causes et ses conséquences (I). Puis, on étudiera comment le contexte socio-historique permet la politisation (II). Enfin, on s'intéressera à l'émergence du concept moderne du vote, c'est-à-dire la division du travail politique entre électeurs autonomes et représentants professionnels.
[...] Dans les campagnes, comme il faut souvent se rendre au chef-lieu du canton, de longues processions sont organisées par les notables locaux, c'est-à-dire l'instituteur, le curé, le notaire. Les contemporains furent frappés par la vue de ces cortèges, qui instaurait une ambiance de grande fête patriotique. Tocqueville, dans ses mémoires, décrit bien cet événement. À l'époque, le vote est public, il n'y a ni isoloir, ni enveloppe. Le notable distribue donc un bulletin de vote celui de SON choix aux électeurs. [...]
[...] Cela entraîne de nouvelles pratiques que nous allons voir. Juste avant, il faut préciser un point : ces nouvelles règles électorales ne rentrent pas tout 8.10 de suite dans les mœurs. On observe toujours un décalage. Ainsi la règle sociale reste la transparence, et le savoir-faire technique du vote n'est pas rapidement acquis, certains électeurs arrivent à l'urne l'enveloppe ouverte et le bulletin dépassant. Cependant, on observe maintenant des pratiques déviantes du vote, qui montre que le rôle d'électeur est assez bien maîtrisé pour qu'on en joue : on trouve parfois des bulletins servant à faire des déclarations d'amour ou des revendications personnelles (comme vive moi B . [...]
[...] On voit bien ici la forte mobilisation des Français lors de ce scrutin, preuve d'une politisation assez marquée. On voit aussi l'autre rôle donné au suffrage universel : ces Français ont accordé leur confiance réaffirmant qu'ils détiennent, et eux seuls, le pouvoir politique. La classe politique, elle aussi, s'est complètement adaptée à cette vision de la politique : le Président de la République est au service de tous les Français et détient une mission Ces quelques mots montrent comment l'accoutumance au vote semble s'être accomplie : sur et devant la scène électorale, les acteurs politiques ont apprivoisé le suffrage universel. [...]
[...] Cela suppose une certaine civilité électorale, une maîtrise des émotions violentes et la prise de réserve face aux intérêts particuliers. Cela entraîne un effacement de l'individu concret au profit du citoyen, symbolisé par la transformation des convictions personnelles en un bulletin standardisé. Le vote prend de la valeur car il octroie une dignité électorale. Il était déjà la reconnaissance de la dignité politique de tous ceux qui ne comptaient pas socialement. La carte électorale, en effet, fut la première pièce d'identité qui ne soit pas liée à la condition sociale, qui n'y figurait pas. [...]
[...] Certes, la loi du nombre leur a dès le départ donné raison. On voit même des orléanistes ou des légitimistes qui tentent l'épreuve du scrutin dès 1869. Mais surtout, les conceptions théoriques de la représentation, qui se sont développées en France et en Angleterre depuis le siècle dernier, tendent à s'imposer comme nouveau paradigme. Les révolutions françaises et la fin de l'Ancien Régime ont entraîné une évolution des mentalités. L'octroi des libertés fondamentales par les républicains, même si elles sont peu respectées, permet la réunion, la l'association, et favorisent les comportements individuels du vote La révolution industrielle et les transformations économiques jouent aussi un rôle, car elles desserrent les relations de domination sociale. [...]
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