Depuis quelques années, une décennie peut-être, on assiste à la montée en puissance des émotions dans l'espace public. Des vagues d'enthousiasme, de tristesse, de culpabilité, d'indignation ou de compassion s'emparent de plus en plus régulièrement des sociétés démocratiques. Ces déferlements d'affects sont suscités aussi bien par la disparition d'un pape ou d'un ours, que par le meurtre d'un enfant ou une victoire sportive, le crash d'un avion ou la lecture publique d'une lettre d'un jeune résistant fusillé. Il peut s'agir d'un fait divers, d'une commémoration ou d'une catastrophe naturelle ; l'événement peut être mondialisé ou strictement indigène. Tous azimuts, des injonctions à être émus. Au-delà de toutes ces diversités, une constante : il s'agit d'événements qui présentent la même capacité à se vivre comme d'intenses « moments d'émotion ». Je définirai le moment d'émotion comme une modalité de participation politique au cours de laquelle le citoyen manifeste son adhésion à une « communauté émotionnelle » (Max Weber) constituée autour d'un événement.
L'économie interne des moments d'émotion dégage quelques invariants :
- Un effet d'emballement médiatique au cours duquel toutes les technologies de l'information se mobilisent pour accréditer l'importance exceptionnelle de l'événement
- Une mise en récit de l'événement dont les discours empruntent aux lexiques du pathos le plus radical.
- Une entrée en scène de l'homme politique qui par son intervention procède à la transmutation du vil fait divers en phénomène d'intérêt national et transforme l'élan spontané des émotions collectives en une politique publique de l'émotion, une étatisation des sentiments.
- Une sollicitation des témoignages de gens ordinaires dont les mots et les comportements viennent attester de la profonde mobilisation émotionnelle, la rendre palpable.
- Une conclusion morale sous la forme d'un commentaire routinisé saluant la belle solidarité renforcée, l'unité retrouvée, la communauté ressoudée, la fusion chaleureuse permise par ces communautés émotionnelles qui au-delà des larmes et des rires sont de formidables leçons d'humanité (...)
[...] Pèse sur le citoyen une sorte d'intimidation émotionnelle avec sommation de jouer le jeu (malheur à celui qui ne respecte pas les nouveaux codes de conduite, exemple : Florence Aubenas). L'indifférence devient un crime de lèse sentiment, une délinquance. Devoir émotionnel ou compassionnel (lettre de Guy Moquet) Une solution à la panne tant dénoncée du lien social : un lien sentimental. Une manière très postmoderne de créer du nous un nous sans contrainte lourde où l'expression des émotions se fait sur le mode de l'éphémère, du zapping. Adhésion à éclipse qui permet une forme de civisme à temps partiel, à contrat déterminé. [...]
[...] Pourquoi cette théâtralisation politico-médiatique des sentiments ? Est-il imprudent d'imaginer l'émergence prochaine d'un nouvel âge démocratique caractérisé par la substitution au lien social et national d'un lien sentimental ? Vivons-nous les débuts d'une nouvelle utopie marquée par les dynamiques d'un contrat émotionnel qui se nouerait entre le peuple et ses élus, une gouvernance affective où la participation active des larmes et des rires dessinerait les contours d'une nouvelle citoyenneté ? Bref la multiplication de ces moments d'émotion est- elle l'avant-garde d'une démocratie hystérique où l'espace public consacrerait le réensauvagement de nos mœurs avec de nouvelles saturnales du bonheur et du malheur ? [...]
[...] La condamnation d'une politique à l'ancienne et la recomposition encore incertaine du lien politique. Grâce aux moments d'émotion, le citoyen a l'impression d'affirmer à la fois une solidarité et une autonomie (P. Rosanvallon). - Des transformations socioculturelles qui affectent l'individu en quête de reconnaissance, d'authenticité et dont le culte de l'émotion est un élément central de cette pragmatique de l'identité repérée par tant de sociologues et de publicitaires. La participation à un moment d'émotion relève des stratégies individuelles d'identification fluide et éphémère dont Z. Bauman, J.P. [...]
[...] Le fascisme de la consolation. Renforcement des liens de dépendance entre le médiatique et le politique Mais avec une inversion du sens de la dépendance. Un problème est politique parce que la TV l'a construit émotionnellement, en a fait un moment d'émotion La TV est le lieu de la décision politique ; elle fixe l'agenda, le rythme du politique en le faisant courir derrière l'émotion à éteindre. Le ministre est un pompier. II. Des conséquences au niveau de la participation civique L'émotion bouscule les répertoires de l'action collective en valorisant la recherche des techniques d'excitation sentimentale. [...]
[...] Un ministre est un ingénieur des âmes, une entreprise de consolation, un guichet des plaintes ou le participant le plus visible d'une ferveur heureuse. On parle de récupération pour évoquer ce travail de recyclage et de politisation des émotions. L'homme politique intervient en créant un ordre émotionnel public qui s'avère l'occasion de ritualiser donc d'encadrer et de dévitaliser des sentiments qui pourraient échapper au contrôle (le rôle du secrétariat d'Etat aux victimes ; la prolifération des associations de victimes : le 14 juillet N. Sarkozy invite les héros et les victimes. [...]
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