Dans cet article d'une vingtaine de pages paru à une époque où florissaient les études sociologiques et politiques sur le Maghreb, Ernest Gellner nous livre une analyse historiciste originale et précieuse des rapports entre un « système tribal » très spécifique des zones rurales d'Afrique du Nord, et le reste des sociétés nord-africaines, féodales puis capitalistes. Ces conclusions préfigurent celles de Saints de l'Atlas (1969), et ont renforcé la renommée de ce philosophe devenu anthropologue sur le tas, enseignant tour à tour à la L.S.E. puis à Cambridge. Sa méthodologie, déjà esquissée dans Words and Things (1959) s'inscrit à contre-courant de la mouvance en vogue à l'époque incarnée par Clifford Geertz (notamment dans Le Souk de Sefrou. Sur l'économie du bazar, 1969), qui voit dans l'étude systématique du champ symbolique l'unique moyen de saisir la réalité : Gellner taxe cette vision de culturaliste et avance que la réalité objective existe en dehors des interprétations symboliques que s'en font les acteurs sociaux au sein de leurs cultures ; celles-ci sont en évolution constante et des traits communs les relient. Quoi qu'il en soit, le problème central soulevé ici est en général sous-jacent, explicitement ou non, à l'ensemble des études du « système tribal » nord-africain entre les années 1930 et 1970, de Robert Montagne à C. Geertz, en passant par Evans-Pritchard et Jacques Berque : le changement social moderne et le « système tribal » traditionnel sont-ils plutôt incompatibles ou complémentaires ? Cela revient en fait à se poser deux questions : qu'est-ce que le « système tribal » dans sa version nord-africaine traditionnelle et quels liens entretenait-il avec le reste de la société ? Quels mécanismes les impérialismes et les indépendances sont-ils venus interrompre ou au contraire accentuer ?
[...] L'agent principal de cohésion tribale est donc menacé par l'universalité formelle de la bureaucratie moderne. Les effets à court terme des changements engendrés par le capitalisme bureaucratique moderne privé ou d'Etat ou mixte selon le pays et la période considérés - varient alors selon plusieurs facteurs. Deux facteurs sont contradictoires : plus la conquête a été longue plus l'érosion de la structure tribale est forte, mais plus l'administration a ignoré la structure tribale, plus celle-ci a pu se maintenir de manière discrète ou subversive. [...]
[...] L'étude de cette complémentarité ambiguë entre lien tribal et mobilité sociale, prise dans cette dualité doublement complexe, entre référents symboliques et réseaux matériels, entre prises de risques et sécurité sociale, notamment dans le domaine de l'immigration, est certainement un objet d'étude qui mérite d'être approfondi dans le cas de l'Afrique du Nord. Mais se pose aussi en filigrane la question du caractère postulé comme tel dans nombreux travaux majoritairement organique du lien social dans les démocraties libérales : le clan, sous une certaine forme, y est-il tellement moins prégnant que dans les pays arabes ? [...]
[...] Les tribus sont donc un agent du changement d'élites dans une continuité structurelle jamais remise en cause. Pourquoi ce modèle implacable construit par Ibn Khaldun ne résiste-t- il pas à la modernité ? Le rôle intégrateur des plus petits segments dans la société coloniale et postcoloniale La période contemporaine se caractérise par un bouleversement de l'équilibre de pouvoir préexistant : à mesure que s'installe une bureaucratie moderne au centre d'un réseau de communication, les villes n'ont plus besoin de la campagne pour leur sécurité, et celle-ci est bien plus facilement soumise. [...]
[...] En Algérie quelques îlots devraient avoir subsisté dans les zones montagneuses du Nord, cependant que dans les zones désertiques exploitées économiquement par la France puis par l'Etat prétorien l'organisation tribale aurait beaucoup reculé. Voyons maintenant les effets sur le long terme de la persistance des liens les plus faibles sur le changement politique dans les régions où la structure tribale persiste. Comme les saints hommes révérés par plusieurs villages ou les aggourams arbitrant des conflits régionaux sont amenés à disparaître, et que l'administration moderne leur est hostile, les plus petits groupements se retrouvent isolés et par conséquent plus forts qu'auparavant. [...]
[...] Geertz, en passant par Evans-Pritchard et Jacques Berque : le changement social moderne et le système tribal traditionnel sont-ils plutôt incompatibles ou complémentaires ? Cela revient en fait à se poser deux questions : qu'est- ce que le système tribal dans sa version nord-africaine traditionnelle et quels liens entretenait-il avec le reste de la société ? Quels mécanismes les impérialismes et les indépendances sont-ils venus interrompre ou au contraire accentuer ? Le système tribal comme agent du changement cyclique dans la société traditionnelle En s'inspirant d'Evans-Pritchard et de son ouvrage The Sanusi of Cyrenaica (1949), et en s'appuyant sur ses propres résultats ainsi que sur ceux de J. [...]
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