Au sein des différentes opinions et visions que fait naître l'évocation du travail humanitaire, et plus spécifiquement celui des ONG, on trouve généralement des points positifs, qui paraissent évidents: secours aux démunis, engagement du personnel, etc., ainsi que des aspects plutôt négatifs: gâchis d'argent, projets stériles, voire néocolonialisme et autres jugements d'ordre idéologique. Mais il en est un qui s'exprime rarement, sans doute d'une part parce qu'il n'est essentiellement visible, pour des raisons pratiques, que par les acteurs présents sur le terrain et au sein des organisations, et d'autre part parce qu'on ne soupçonnerait pas de prime abord un "secteur" associatif et présumé altruiste de tomber dans un tel travers: la concurrence. Pourtant celle-ci existe, et sûrement de plus en plus à mesure que les ONG et les terrains d'action se multiplient.
Un premier problème se pose alors au niveau des donateurs particuliers: chaque organisation doit faire en sorte de « prélever son morceau » dans ce groupe progressivement plus maigre en comparaison avec les besoins. Un deuxième souci se trouve au niveau des bailleurs de fonds: la dotation globale de l'aide aussi doit être partagée, des résultats quantifiés étant alors indispensables pour parvenir à obtenir de nouveaux financements, et ce souvent pour des périodes courtes et renouvelables (moins de 6 mois). Enfin la quantité d'organisations présentes sur le terrain, additionnée aux pressions exercées par les contraintes susmentionnées, favorise une "course aux bénéficiaires" permettant de justifier à la fois la présence de l'ONG autant que sa raison d'être.
Il apparaît nécessaire de répondre à quelques interrogations : quelles causes engendrent cette concurrence, quelles en sont les manifestations concrètes, et quels effets produit-elle sur le travail humanitaire? C'est autour de cet objectif que s'articulera notre travail, en s'appuyant à la fois sur diverses analyses ainsi que sur des expériences vécues, pour tenter de rendre compte aussi justement que possible des tenants et des aboutissants de ce phénomène.
[...] De plus, il est clair qu'un retour illustrant les bons résultats de l'organisation vers ses donateurs permet de fidéliser ces derniers et de les motiver à perpétuer leur générosité. Cependant, deux problèmes majeurs se posent, qui sont souvent imbriqués ; d'une part, une grosse partie des financements se concentre sur quelques terrains particuliers, pour des raisons médiatiques ou politiques qu'il ne nous appartient pas ici de développer, escortant donc les ONG, dont la survie dépend de ces projets, a absolument œuvré sur ces zones fréquemment surpeuplées d'organisations ; et d'autre part, l'attente de résultats peut avoir comme effet pervers de pousser les organisations à absolument trouver des bénéficiaires, bref à développer parfois des projets obsolètes, comme nous allons le voir. [...]
[...] Lors d'une conférence à Bioforce en 2002, la responsable de la propagande de cette ONG, interrogée sur ce sujet, a répondu que des tentatives de "sollicitations" plus dignes n'avaient pas porté leurs fruits, et qu'en conséquence l'organisation s'était vue contrainte de revenir à ses anciennes méthodes pour parvenir à capter des financements privés. L'obtention de ces derniers demeure essentielle pour l'indépendance et le bon fonctionnement des associations, représentant un point dont l'importance a pu être mesurée lorsque MSF a appelé à interrompre la donation pour le tsunami en 2004: les autres ONG avaient alors condamné cette initiative émanant de celle qui reçoit le plus de participations individuelles en France, se voyant elle-même privées de cette source convoitée. [...]
[...] Et puis il s'agit de se montrer, de ne pas être absent d'une crise aussi grave, car de cette image dépendent les donations privées et les financements futurs. C'est soumis à cette logique qu'AMI a pu déceler une carence humanitaire si rapidement, au détriment d'une enquête approfondie qui aurait sûrement montré la faible utilité de monter un projet dans ce village précisément ; il s'est avéré par la suite que la comptabilisation des déplacés et la détermination des problèmes médicaux s'étaient faites après entretiens avec les chefs de village, à défaut d'une observation réelle qui aurait demandé sans doute beaucoup plus de temps. [...]
[...] Pourtant, celle-ci existe, et sûrement de plus en plus à mesure que les ONG et les terrains d'action se multiplient. Cette compétition doit cependant être bien définie, étant donné qu'elle diffère de celle présente dans le monde de l'entreprise, le but d'une organisation humanitaire restant en effet non lucratif; mais l'accès aux fonds permettant de mettre en œuvre les programmes de solidarité devient chaque fois plus difficile: il faut rivaliser d'ingéniosité pour se tailler une part de marché auprès des donateurs privés, ainsi qu'auprès des bailleurs institutionnels comme ECHO ou USAID. [...]
[...] Les ONG sont donc contraintes de donner la preuve de leur réactivité et de leur efficience pour parvenir à conserver ce qui permet de continuer à agir, à la fois pour le bien des bénéficiaires, mais aussi parce qu'il s'agit bel et bien de leur marché de leur rôle au sein de la société, et que sans cet accès, elles peuvent se retrouver (particulièrement les plus petites) face au risque de stopper leurs activités (comme ce fut le cas pour Equilibre en 1998). En admettant toutefois qu'un tel souci d'efficacité de la part des bailleurs puisse constituer un gage d'amélioration réelle des conditions de vie des bénéficiaires, nous allons voir qu'au niveau du travail proprement dit, cette concurrence charrie des effets pervers qui peuvent parfois, à rebours de cette préoccupation, compliquer le travail humanitaire. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture