La construction européenne, prise dans son contexte mondial, accentue-t-elle la transition de systèmes économiques inégalitaires vers une fracture sociale généralisée ?
Les inégalités traditionnelles dénoncées par Thomas Piketty ont longtemps orienté la construction des modèles sociaux d'Europe continentale. Il s'agissait pour ces derniers de réduire les inégalités qui touchaient les agents économiques sans qu'ils ne puissent y résister. La suppression du patrimoine héréditaire, le collège unique, ou l'accès à 80% d'une classe d'âge au baccalauréat faisaient donc l'objet de combats politiques interventionnistes.
Lancée par Jacques Chirac au cours de la campagne électorale de 1995, la fracture sociale décrit pour sa part une situation où la société se fendille entre races, entre banlieues et centres villes, entre droite et gauche, entre fonctionnaires et secteur privé, entre plus vieux et plus jeunes, ou encore entre chômeurs et actifs. Cette situation de cassure engendre un sentiment d'insécurité généralisée, qui crée une ambiance propice aux conflits. En un mot, ce terme décrit une implosion de la cohésion sociale.
L'explication de cette situation résiderait dans la perte de valeurs communes adaptées à un monde moderne, multiculturel, au rythme accéléré et aux risques accrus. Elle résulterait de l'incapacité d'une société dans son ensemble à évoluer au rythme des changements particuliers.
De nombreuses solutions sont proposées pour remédier à ce décalage, et nombre d'entre elles émanent de la sphère sociale. Il en est ainsi du Ministère de la Ville et du Logement qui jouera un rôle clé dans le nouveau gouvernement. Néanmoins, la possibilité d'un levier économique est évoquée de façon récurrente, et elle est présentée comme un baume guérisseur pour une grande partie des clivages évoqués. Il s'agirait de la relance de l'ascenseur social par un marché du travail porteur d'espoir, ascenseur qui circulerait librement de bas en haut, comme de gauche à droite.
Or, en dépit de nombreuses innovations, la structure du nouveau gouvernement laisse transparaître un décalage flagrant entre Ministère du Travail d'une part, et Ministère de l'Emploi et de l'Economie d'autre part. Cette structure traduit bien qu'en dépit de la sensibilisation des politiques à la fracture sociale, les nécessités économiques continuent d'évoluer plus vite que ce que ne permet la capacité d'adaptation des mentalités des travailleurs. De fait, loin de se réduire, la fracture sociale se creuse.
Finalement, la fracture sociale est un prisme qui bouleverse les analyses évoquées dans des leçons précédentes sur les problématiques du chômage. En matière de sentiment de sécurité, l'Europe continentale ferait preuve de bons résultats vis à vis du modèle flexible anglo-saxon, grâce à son modèle social protecteur. Il s'agit néanmoins de faire la distinction entre protection et immobilisme conservateur. En effet, les modèles sociaux d'Europe continentale paraissent en panne, et loin de participer à la réduction des inégalités, ils traduisent plutôt une incapacité à se réformer. Dès lors, on peut se demander si l'Europe, souvent tenue pour responsable de la création d'insécurités que les gouvernements nationaux ne parviennent plus à soigner, ne peut pas prendre en charge une partie de la problématique des insécurités tout en conservant sa dynamique positive d'ouverture des marchés.
[...] A l'intérieur des pays, l'aide aux familles pourrait être renforcée dans une logique d'égalité des chances. Il s'agirait ici de réparer l'ascenseur social en réduisant les mimétismes générationnels en termes d'aspirations professionnelles et de niveau de vie. Cette logique d'aides aux familles pourrait être accompagnée d'une politique de lutte contre la ségrégation urbaine et pour le droit au logement, afin de contrevenir aux tendances à l'exclusion territoriale. Le financement des retraites et les services aux personnes âgées doit être renforcés pour éviter la précarisation des retraités à l'intérieur des pays européens. [...]
[...] Dans quelle mesure peut-on accuser l'Europe d'accélérer la transition des inégalités traditionnelles vers une fracture sociale généralisée ? En quoi peut-elle au contraire constituer une chance pour remédier à ces tendances ? Nous verrons que l'Europe porte sa part de responsabilité dans l'émergence d'une fracture sociale généralisée depuis les années 1980. Partant de ce constat, il conviendra de démontrer dans un deuxième temps les efforts fournis par l'Union pour y remédier, à tel point qu'elle représente aujourd'hui une opportunité inégalée de construire un vrai modèle social européen. [...]
[...] I En quoi l'Europe est-elle source de fracture sociale ? - dysfonctionnement d'un marché smithien face aux défis économiques contemporains -manque de coordination des politiques budgétaires et structurelles, source d'un chômage de masse -lenteur de l'harmonisation sociale, source de concurrence interne II Comment l'Europe peut-elle réduire la fracture sociale sur le marché de l'emploi ? -principe de subsidiarité -un mot d'ordre : l'égalité des possibles (Eric Maurin) -une protection sociale harmonisée garantirait une meilleure mobilité des travailleurs et générerait plus de sécurité : un service public européen ? [...]
[...] L'économie se tertiarise et acquiert une dimension technologique incontournable. Elle nécessite par conséquent une rotation constante des travailleurs sur le marché de l'emploi, ainsi que leur adaptation permanente aux besoins des entreprises. Dans un contexte de forte évolution technologique, l'ancienneté du travailleur ne constitue plus un facteur de stabilité de l'emploi, mais peut au contraire devenir un désavantage le jour où son savoir-faire apparaît démodé. La classe ouvrière connaît elle aussi une mutation, et l'ouvrier industriel d'autrefois se transforme aujourd'hui en un ouvrier de logistique et de transport, plus flexible aux demandes du marché. [...]
[...] I En quoi l'Europe est-elle source de fracture sociale ? Cette question paraît d'autant plus déroutante que l'Europe n'est précisément pas dotée de la compétence sociale. Aujourd'hui, la réglementation européenne en matière sociale touche majoritairement à l'hygiène et à la sécurité au travail. Cette accusation adressée à l'Europe pour lui imputer l'émergence de la fracture sociale semble d'autant moins justifiée qu'elle va à l'encontre de ce qu'avaient rêvé les Pères Fondateurs. Ainsi, Robert Schuman voyait dans la construction européenne le moyen d'harmoniser les niveaux de vie en Europe. [...]
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