Comme le montre admirablement Marc Abélès, l'anthropologie fut d'emblée traversée par une « obsession de l'État » qui continue de l'habiter et qui l'amena le plus souvent à contester les affirmations de la philosophie dans ce domaine. Mais le regard et le jugement des anthropologues sur l'État fut largement tributaire d'une question sous-jacente : quels liens entretiennent les sociétés primitives avec nos sociétés modernes ? De la réponse à cette question découle une philosophie de l'histoire qui conditionne les limites conceptuelles de la notion d'État.
I - LE PARADIGME DISCONTINUISTE
A) Henri Sumner Maine : les « sociétés sans États »
L'un des « pères fondateurs » de l'anthropologie fut l'ethnologue Henry James Sumner Maine (1822-1888) qui publia en 1861 un ouvrage clé : Ancient Law. Maine dresse un panorama des différents systèmes juridiques allant du droit romain aux systèmes modernes, de l'Europe orientale à l'Inde mais sous la forme d'une histoire comparée des systèmes de règles juridiques reconnues par les communautés. Maine va forger l'anthropologie largement en luttant contre la philosophie. Sa cible est surtout l'école du droit naturel moderne allant de Grotius et Pufendorf jusqu'à Rousseau en passant par Hobbes et Locke. Il critique surtout la distinction opérée entre un état non politique qu'est l'état de nature et une société politique qu'est « l'état civil » (selon l'expression de l'époque). Selon lui, ces auteurs ne voient pas que la nature est une fiction, une construction de l'esprit qui engendre un tissu d'obscurités. En réalité, il n'existe pas d'état pré-politique et toutes les communautés même primitives ont connu l'existence d'un lien politique. Maine tente de prouver que l'association est aussi une caractéristique de la société primitive. De ce fait, la politique est une donnée élémentaire de la vie sociale tandis que le droit n'est qu'un produit dérivé qui ne saurait donc être un « droit naturel » (...)
[...] Mais cette chefferie minimale peut se complexifier jusqu'à devenir un État administratif comme dans le cas des Incas. L'Empire Incas possédait une hiérarchie très complexe au-delà de la grande diversité de ses composantes (des États, des confédérations, des tribus). Une puissante administration 6 - Jean-William Lapierre, Vivre sans État. Essai sur le pouvoir politique et l'innovation sociale, Paris, Le Seuil pages. Pour l'exemple des incas, voir A. Métaux, Les Incas, Paris, Le Seuil. comprenant de nombreux fonctionnaires bénéficiait de la force de coercition transitant par des institutions uniformes. [...]
[...] En utilisant ce concept réducteur d'État, Clastres laisse apparaître sa propre philosophie politique que l'on peut appeler un anti-hobbessianisme En effet, Clastres affirme que le moteur de la vie sociale des communautés primitives est la guerre. L'essence des sociétés tribales est un être-pour-la-guerre qui permet de maintenir le morcellement, la diversité, le pluralisme. Les sociétés sans États sont traversées par une logique du multiple et se caractérisent par le triomphe du pluralisme primitif. Au contraire, les sociétés à État sont traversées par une logique fusionnelle et totalitaire. L'État est par essence unificateur, oppresseur parce qu'il traduit le triomphe de l'Un sur le multiple. [...]
[...] Le consentement dans les sociétés modernes repose au contraire sur leur volonté. Le contrat est donc la notion clé sur laquelle repose l'État - E. Evans-Pritchard et M. Fortes (dir.), Systèmes politiques africains, Paris, PUF - Ferdinand Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft (1867) traduit Communauté et société, Paris, Retz ; 4 Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique et L'Ancien régime et la révolution, Paris, R. Laffont, coll. Bouquins ; Louis Dumont, Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Le Seuil La distinction est centrale en anthropologie et sera maintes fois reprises par exemple par Marcel Mauss. [...]
[...] Mais à la parenté de sang s'est substituée la communauté de territoire, la contiguïté territoriale. La société moderne (donc l'État) a émergé lorsque le cadre territorial est devenu le fondement de la société et du système politique. Cette distinction sera largement reprise en anthropologie notamment par Evans-Pritchard et Fortes opposant organisation territoriale et organisation lignagère3. la famille et l'individu : la famille implique horizontalement des liens de réciprocité et verticalement un lien d'autorité. En conséquence, la famille est l'origine de la société mais elle est aussi l'origine du pouvoir parce qu'elle est patriarcale. [...]
[...] Maine va forger l'anthropologie largement en luttant contre la philosophie. Sa cible est surtout l'école du droit naturel moderne allant de Grotius et Pufendorf jusqu'à Rousseau en passant par Hobbes et Locke. Il critique surtout la distinction opérée entre un état non politique qu'est l'état de nature et une société politique qu'est l'état civil (selon l'expression de l'époque). Selon lui, ces auteurs ne voient pas que la nature est une fiction, une construction de l'esprit qui engendre un tissu d'obscurités. [...]
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