Derrière ces enjeux politiques, se cache bien évidemment la question philosophique du libre arbitre et de l'historicité des sociétés humaines. Cette question intervient dans le champ de la statistique à travers l'utilisation, ou non, de la théorie des probabilités en statistique. On assiste alors à un débat qui s'étire du début du siècle à la période Gorbatchev, qui prendra des formes différentes selon la période. Qu'est-ce qu'une statistique socialiste ? Cette question à la fois politique, philosophique et idéologique traverse tout le développement de la discipline en URSS. Dans un premier temps, nous nous attacherons à esquisser la vision théorique de la statistique socialiste telle qu'elle a été tracée par Gumbel, puis l'évolution de la statistique dans la société socialiste qu'est l'URSS dans les années 20-30. Après cette date, le débat sur la nature d'une statistique socialiste se déplace sur de nouvelles lignes de clivage et nous reprendrons les idées des pères fondateurs du marxisme-léninisme dans notre deuxième partie pour analyser les controverses qui rebondissent dans les décennies suivantes. Enfin, nous nous intéresserons plus en détail à un domaine précis de la statistique socialiste telle qu'elle a été développée en URSS, en l'occurrence le développement de la théorie des sondages dans le premier tiers du siècle. Ce dernier point nous permet de revisiter le thème de l'usage des probabilités en statistique tout en insistant sur une dimension hautement politique de la discipline, la représentation de la réalité sociale, notamment à travers les enjeux posés par les enquêtes sur les exploitations agricoles...
[...] Cette vision est à opposer à celle de Lénine, pour qui la statistique n'a pour vocation que d'illustrer et de corroborer l'analyse économique théorique. Selon G.A. Podvarkov (Institut d'Economie et de Statistique de Moscou), il est dangereux d'exclure la nature et ses lois du champ d'application de la statistique soviétique. Selon lui, le fait de combattre le formalisme mathématique prive la statistique soviétique des techniques statistiques modernes, comme si elles n'étaient réservées qu'à la science bourgeoise et ne pouvaient s'appliquer dans le cadre de la société communiste. [...]
[...] D'abord, elle nous permet de nous pencher de nouveau le thème de l'utilisation des probabilités en statistiques. Deuxièmement, ce débat est au cœur des enjeux politiques de l'époque dans la mesure où le contexte de famine au début des années 1920, et de dékoulakisation dans les années 1930 donnent un poids massif aux statistiques agricoles. Enfin, les instituts de sondage sont un lieu de conflit majeur ente scientifiques et membres du Parti alors que progressivement le témoin est passé d'une génération de statisticiens issus des zemstva, les instituts locaux, à une génération de cadres plus proches de l'idéologie officielle. [...]
[...] C'est le cas aussi, de façon plus surprenante, de la statistique socialiste en tant que statistique d'un régime socialiste. Une statistique socialiste est la condition d'une économie planifiée, afin de fournir des données sur les produits disponibles, les possibilités de production, etc. La statistique devient une science de l'action économique au service du prolétariat. Sans elle la planification est impossible. Le rôle dévolu à la statistique socialiste au sein d'un régime socialiste est donc cruciale. Mais sans bouleversement méthodologique fondamental par rapport à la statistique bourgeoise, du moins tel que Gumbel l'envisage. [...]
[...] Dans le cadre de la planification, la statistique doit être un outil de construction de la société communiste. Lénine oppose donc sa conception de la statistique à sa vision de la statistique bourgeoise Dans une société capitaliste, les statistiques étaient le domaine réservé d'employés de gouvernement ou de quelques spécialistes ; nous devons l'apporter aux masses et la populariser afin que les travailleurs eux-mêmes puissent apprendre progressivement, et comprendre la quantité de travail à fournir et la quantité de repos qu'ils peuvent prendre »(V.I. [...]
[...] La conception théorique de la statistique socialiste est donc plus une statistique dans un régime socialiste qu'une nouvelle discipline autonome. Dans ce texte programmatique de Gumbel on peut déjà deviner l'évolution qui sera observée dans les années 20 et 30 en URSS. Puisque la statistique n'est pas censée mettre à jour des récurrences significatives, car il ne peut s'agir dans la vision socialiste que de la négation de la liberté humaine, ni infirmer ou vérifier les lois de l'économie politique la vraie théorie est la théorie marxiste-, la libération de la statistique vers de nouveaux champs aux service du peuple, tel que le décrit Gumbel et l'importance accordée à la planification ne peut qu'inéluctablement conduire à son cantonnement dans un rôle purement comptable. [...]
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