Le Pouvoir de la finance, André Orléan, 1999, individualisme patrimonial, Karl Polanyi, welfare state, politique monétaire, capitalisme, financiarisation, libéralisme, actionnariat
Dans La Grande transformation, un livre amené à devenir un classique de l'histoire économique, publié en 1944, mais traduit seulement en 1983, Karl Polanyi dresse l'acte de décès du projet libéral qui visait ni plus ni moins à étendre à tous les secteurs de la vie sociale la logique du marché. De son point de vue, la crise économique des années trente, ses conséquences politiques (montée des fascismes et des autoritarismes, crise des "gouvernements populaires" etc.), mais aussi les réponses apportées, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne, signent à la fois l'échec de ce projet et la prise de conscience d'un impossible "désencastrement" du social et de l'économique.
[...] Cette victoire du néo- libéralisme s'est traduite par (en même temps qu'elle a accompagné) la transformation du capitalisme. Cette mutation du capitalisme fordiste vers un capitalisme financier est justement l'objet du livre d'André Orléan sur lequel on voudrait ici dire quelques mots. André Orléan est, comme Jérôme Sgard, un économiste soucieux de l'articulation du politique et de l'économique. Son analyse mérite d'autant plus d'être évoquée ici qu'elle ne s'attache pas seulement à une réflexion sur le lien entre politique, social et économique, mais qu'elle est aussi une analyse extraordinairement utile pour comprendre les enjeux de la situation actuelle de crise. [...]
[...] À tous ceux qui suggèrent donc que cette crise a pris tout le monde de court, qu'elle était imprévisible, il faudra conseiller de lire ces ouvrages attentivement, car ils décrivent de manière anticipée tous les ingrédients de la crise en cours, en démontent tous les mécanismes, ce qui permet notamment de réinscrire la faillite des systèmes bancaires et financiers dans une histoire, dans une logique, où les signes annonciateurs n'ont pas été lus ou vus comme tels, sinon par ces quelques auteurs dont la voix n'a pas porté – ce qui ne signifie pas que leurs analyses n'étaient pas disponibles La financiarisation du capitalisme signe, selon Orléan, l'entrée dans une nouvelle étape du capitalisme, dont Foucault lui-même en son temps annonçait la possibilité : celle d'une logique de dépassement permanent du capitalisme par lui-même, celle d'une extension théoriquement infinie des logiques du marché. Et de manière générale, les analyses d'André Orléan peuvent être lues en résonance avec celles de Foucault, lorsqu'il suggère d'un certain point de vue l'empreinte de ce nouveau capitalisme sur le lien social et politique. Car la financiarisation croissante n'est pas simplement un phénomène économique. [...]
[...] Il n'en demeure pas moins qu'André Orléan souligne l'incomplétude de l'individualisme libéral ou patrimonial, qui renvoie et s'articule à une incomplétude de la finance. « Les marchés sont-ils autorégulateurs comme le soutient la thèse libérale ? Peuvent-ils fonctionner sans intervention extérieure ? » s'interroge-t-il ainsi, en rappelant, au travers de diverses crises bancaires ou financières qui constituent dès la fin des années 1980 autant de signes avant-coureurs de la crise plus profonde que nous connaissons aujourd'hui, qu'il n'en est rien : « Les marchés financiers ont besoin d'un principe extérieur pour surmonter leurs crises ». [...]
[...] La substitution du capitalisme fordiste par le capitalisme financier produit en effet une mutation d'ordre quasi anthropologique qu'André Orléan désigne sous l'expression d'individualisme patrimonial. Cette mutation signe d'une certaine manière une victoire de la financiarisation, ou plutôt de ses présupposés et de ses formes. En effet, c'est le lien social lui- même qui se trouve affecté selon Orléan, qui rejoint ainsi indirectement les analyses de Foucault sur les conséquences pratiques de la gouvernementalité libérale : « C'est un nouveau pacte social que propose la finance », écrit-il ainsi, en suggérant que cette logique déborde donc très largement le seul champ de l'économie. [...]
[...] Ce modèle, qui entend redonner le pouvoir aux actionnaires, au détriment des managers, s'appuie en effet, selon Peyrelevade, sur l'extension à l'entreprise du mythe de la « démocratie actionnariale » où le « petit actionnaire » (celui de l'individualisme patrimonial d'André Orléan) devient le héros de la démocratie économique. Or, paradoxe ultime, ce n'est pas ici d'une marchandisation de la société qu'il faut parler, mais bien d'une généralisation à l'économie d'une certaine forme de démocratie (en théorie, car dans la pratique, le petit actionnaire ne dispose d'aucun pouvoir direct réel). [...]
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