Lorsque le Florentin Machiavel publia au début du XVIe siècle son manuel de bon gouvernement à l'intention des princes, issu de son expérience de conseiller à la cour des Médicis, le livre fit sensation : Machiavel y décrivait les moyens couramment utilisés par tous les souverains pour conserver le pouvoir, ce que les hommes font vraiment, sans employer la "langue de bois" qui camouflait cette réalité de la politique derrière le discours religieux qui avait alors cours et qui faisait croire que les hommes faisaient toujours ce qu'ils devraient faire. Pour le prince machiavélique, la fin justifie les moyens et il n'y a pas de morale qui tienne.
C'est là le sens de la phrase de Francis Bacon : il rend grâce à Machiavel d'avoir dit la vérité, d'avoir rappelé que pour se maintenir sur un trône il ne suffisait pas de compter sur sa légitimité et sur l'appui de Dieu, mais qu'il fallait également être d'une vigilance de tous les instants et d'un réalisme à toute épreuve, et que le réalisme en politique amenait à se mettre en scène, à soigner son image, à se montrer démagogue, à flatter pour se ménager des appuis, et parfois même à se montrer injuste et sans pitié — en d'autres termes, à agir parfois, voire même souvent, dans l'intérêt de la préservation du souverain plus que dans l'intérêt du royaume. Tous les souverains le savaient, mais le discours officiel le taisait.
William Shakespeare, contemporain de Francis Bacon, a également écrit des ouvrages politiques ; nous pouvons donc nous attendre à ce que ce que ces contradictions se retrouvent dans ses œuvres, et nulle part plus clairement que dans son Richard II. Nous verrons cependant que la nature même du texte littéraire brouille la leçon politique en incarnant la théorie dans des personnages complexes ; la littérature, et en particulier le théâtre, n'a pas pour mission d'exposer des absolus, de montrer ce que les hommes devraient faire, mais au contraire de présenter ce qu'ils font vraiment.
[...] Mais ici encore, la pièce reprend d'une main ce qu'elle donne de l'autre : certes les personnages échappent au déterminisme divin, mais c'est pour mieux se retrouver prisonniers du déterminisme tragique. Des personnages de théâtre ne peuvent, par définition, être autonomes ; et dans le cas présent, leur autonomie est doublement limitée par le double genre de la pièce : pièce historique, qui rapporte les faits du passé, qui a un rapport référentiel à une histoire achevée et connue ; tragédie, qui soumet le héros tragique à un schéma préétabli. [...]
[...] Nous verrons cependant que la nature même du texte littéraire brouille la leçon politique en incarnant la théorie dans des personnages complexes ; la littérature, et en particulier le théâtre, n'a pas pour mission d'exposer des absolus, de montrer ce que les hommes devraient faire, mais au contraire de présenter ce qu'ils font vraiment Shakespeare et le machiavélisme 1.1 Contrairement à Machiavel, Shakespeare n'était pas un politique, mais un artiste, un écrivain, un dramaturge reconnu, entre autres, pour ses pièces politiques. [...]
[...] Richard et Bolingbroke peuvent bien se débattre et affirmer leur liberté, ils restent d'une part des personnages dont la vie est consignée dans les Chroniques, et d'autre part des victimes expiatoires des dieux tragiques. Qu'ils agissent comme ils devraient le faire ou non, ces personnages, à la fois historiques et tragiques, restent les marionnettes qui agissent toujours comme le veut le dramaturge. [...]
[...] Les conditions de l'édition à l'époque reflètent bien cette dualité, ou cette ambiguïté : publiée sous le titre de "Tragédie" dans les éditions in-quarto, la pièce est néanmoins incluse dans la catégorie des "History Plays" dans l'édition in-folio de Si la pièce développe des idées, il est évident que ces idées abstraites et d'application générale sont néanmoins incarnées par des personnages concrets et spécifiques. La notion de royauté de droit divin n'est pas simplement exposée dans la pièce comme elle le serait dans un manuel de théorie politique, elle est incarnée dans la personne du roi Richard, roi qui se trouve être, peut-être, ou plus ou moins, indigne du pouvoir dont il est investi. [...]
[...] Même si les paroles de la Duchesse d'York ne sont pas dénuées d'ironie, elle reconnaît que le royaume de Bolingbroke est redevenu un jardin bien entretenu quand elle décrit les courtisans comme des violettes ("the violets that strew the green lap of the new-come spring" 5.2 .46). Mais cette présentation de la réalité politique dépend bien sûr du genre qui a été choisi par Shakespeare ; la pièce que nous étudions est certes une œuvre politique, mais également une tragédie, ce qui influe nécessairement sur la façon dont les idées sont exposées Le théâtre traite de l'homme plutôt que de la théorie 2.1 Richard II est une pièce historique ou politique, mais également une tragédie, c'est à dire l'histoire d'un homme et de son destin ; c'est à la fois l'histoire d'un pouvoir et celle d'un homme qui se trouve avoir pour mission d'incarner ce pouvoir dans des circonstances données. [...]
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