A toute première vue, le texte auquel nous allons nous intéresser peut paraître aussi
éloigné que possible des préoccupations qui sont les nôtres ; si les concepts d'utilité,
d'intérêt, ou d'homo oeconomicus ont de toute évidence trait au contenu de l'économie, il
est moins évident qu'ils aient trait à sa méthodologie. Pourtant, c'est bien des attaques de
l'épistémologie friedmanienne que viennent les plus dangereuses critiques de toute
perspective réaliste, et en particulier de la perspective anti-utilitariste qui fait l'objet de
notre étude. Si l'on veut, par exemple, attaquer l'hypothèse de l'homo oeconomicus, en
défendant qu'en réalité, les comportements humains ne sont pas que des maximisations
d'utilité et des satisfactions du self-interest, il nous faut à tout prix trouver le moyen pour
renvoyer aux oubliettes les arguments du Maître de Chicago.
Ce que soutient en effet Milton Friedman, dans cette introduction devenue classique
des Essays in Positive Economics¸ c'est que c'est la capacité à prédire qui fait la validité
d'un modèle, et non la vérité de ses hypothèses. Dans son épistémologie, le procès en
irréalisme de la pensée standard lancé par les anti-utilitaristes serait donc nul et non avenu :
peu importe que l'homo oeconomicus soit une hypothèse irréaliste, seul compte le fait que
les modèles construits sur cette base décrivent et prédisent convenablement (?) ce qui
arrive en réalité. Pour que la critique anti-utilitariste ait quelque portée, il faut donc avant
tout qu'elle ôte à Friedman et à la longue lignée de ses successeurs leur armure
épistémologique.
Afin d'atteindre à cet objectif, tentons donc de décrypter la pensée de celui qui est
sans doute à présent notre plus dangereux ennemi, et intéressons nous au plaidoyer qu'il
fait en faveur d'une « économie positive ». Pour Friedman, l'économie doit pouvoir
parvenir à un degré de scientificité aussi important que les sciences expérimentales ; il
propose donc une épistémologie qui, selon lui, en est la stricte réplique, et qui devrait créer
le consensus de par son caractère classique et éprouvé. Mais ne fait-il que transférer une
épistémologie physicienne ou naturaliste au domaine économique ? Et ce transfert aurait-il
sa raison d'être ? En tentant de répondre à ces questions, nous verrons à quel point
l'apparente évidence des propositions friedmaniennes ne fait que masquer une série de
sinuosités à la fois surprenantes et fort habiles
[...] Les réalistes considèrent qu'une théorie est vraie si elle correspond au monde, si elle en décrit correctement un aspect. Et pour eux, l'inobservable existe . L'instrumentalisme comprend également une notion de réalité, mais dans un sens plus restrictif : les descriptions du monde observable sont vraies ou fausses selon qu'elles décrivent celui-ci de manière correcte ou non, mais les constructions théoriques qui sont conçues pour nous donner une maîtrise expérimentale de ce monde observable ne sont pas jugées en termes de vérité mais en fonction de leur utilité. [...]
[...] C'est donc la partie de la science économique qui peut-être débattue sur le plan des faits qui va intéresser Friedman au cours de cet essai. (Cette partie est, selon Friedman, indépendante des deux autres : la politique économique et l'économie normative, dont il ne traitera pas ici.) Friedman affirme par ailleurs que cette science positive a pour but ultime d'élaborer des théories ou hypothèses qui donnent un bon rendement en termes de prédictions valides et significatives (c'est-à-dire, qui ne se ramènent pas à des truismes). [...]
[...] Instrumentalisme contre réalisme : un débat traditionnel ? Malgré la hardiesse de ces propositions, les tenants de l'épistémologie friedmanienne ont tenté de montrer que celle-ci n'était qu'une option traditionnelle, déjà usitée par certains en sciences : celle des instrumentalistes, qui s'opposait naturellement à une autre option : la théorie réaliste. Le débat se poserait donc sur les bases des théories de deux groupes : 3 Pour les tenants du réalisme, les théories décrivent ou visent à décrire ce à quoi ressemble réellement le monde. [...]
[...] Or, Friedman note justement que l'on doit s'assurer que les prétentions descriptives des hypothèses ne sont pas contredites à l'avance par l'expérience déjà observée ; il poursuit en affirmant : à partir du moment où l'hypothèse est conforme à l'évidence disponible, un test supplémentaire conduit à déduire de celle-ci de nouveaux faits capables d'être observés mais non encore connus et à la confronter à une évidence empirique supplémentaire. Friedman, op. cit. N'est-ce pas là reconnaître explicitement que la prévision ne saurait être le seul test de la validité d'une hypothèse ? N'y a-t-il pas là une contradiction fondamentale dans la pensée de Friedman ? Si réellement Friedman soutient cette idée, il ne peut plus être en cohérence avec son épistémologie instrumentaliste. [...]
[...] Qu'il y ait dans le monde d'autres choses que les choses observables ne concerne pas l'instrumentaliste : ce n'est pas à la science d'établir ce qui peut exister au-delà du domaine de l'observation. Pour lui, la science ne fournit aucun moyen sûr de jeter un pont entre l'observable et l'inobservable. Les théories ne sont que des instruments pour relier entre elles deux séries d'états observables, et les concepts théoriques, des fictions commodes pour les prédictions. S'il est vrai que le texte de Friedman s'inscrit dans ce débat, il n'est toutefois pas certain qu'il s'y réduise. [...]
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