« Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses », remarque Adam Smith dans son œuvre Recherches sur la nature et les causes de la Richesse des Nations, publié en 1776. La neutralité de l'intérêt individuel est plus bénéfique pour la collectivité que ne le seraient des actions guidées par des principes moraux. Ce scepticisme quant à l'efficacité des intentions vertueuses des individus est partagé par les penseurs libéraux. L'emploi du terme « neutralité » est attribué à Knut Wicksell (1898) mais il tire son origine de la pensée économique classique, illustré par la métaphore du mécanisme de marché : la « main invisible » d'Adam Smith. Pour qualifier la neutralité de la monnaie, la loi de Say utilisait déjà l'expression de « voile » : l'instrument monétaire n'était qu'un « voile » sur les échanges. Cette image aura donc pu inspirer le « voile d'ignorance » de Rawls. La Théorie de la Justice de John Rawls (1971) a été rattachée au courant « néo-libéral ». L'héritage classique n'en reste pas moins bien présent, et s'articule notamment autour de la nécessité de l'impartialité. Nécessaire, car seul moyen de parvenir à un optimum collectif.
Il convient d'interroger la pertinence d'un rapprochement entre Main Invisible et Voile d'ignorance, à l'aune de l'idéal de neutralité libérale. Si ces représentations partagent le même pari, induisent-elles les mêmes implications ? S'exposent-elles aux mêmes critiques ?
Les concepts de « main invisible » et de « voile d'ignorance » reposent sur la croyance en l'efficacité de la neutralité libérale pour parvenir à des fins collectives optimums. (I) Si ces deux représentations ouvrent la voie à des applications différentes, l'idéal de neutralité qui les sous-tend partage les mêmes failles (II)
[...] C'est à ce titre que Pierre Rosanvalon propose l'image d'un voile d'ignorance qui se déchire Cette métaphore illustre la crise de l'Etat Providence. Les individus savent qu'ils ne sont pas exposés aux mêmes risques. Ils refusent donc de payer pour un système qui risque de leur coûter davantage qu'il ne leur apporte. Ils préfèrent donc adhérer à une conception libérale et individualiste de la société, plutôt que d'avoir à se plier aux contraintes d'un Etat redistributeur. Le Voile d'ignorance devient inopérant. La métaphore de la Main invisible fait confiance au marché pour permettre le passage de l'intérêt individuel à l'intérêt collectif. [...]
[...] L'Harmattan RAWLS, John, Théorie de la Justice, Paris, Seuil SMITH Adam, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations ; trad. P. Taïeb ; PUF, Paris Ressources Internet BONNIN Pierre-Yves, Neutralité libérale et croissance économique Publication du groupe de recherche en épistémologie comparée, Université du Québec à Montréal, département de philosophie. TJ p. [...]
[...] D'autres biens, les biens premiers naturels (santé, intelligence, etc.) ne peuvent être contrôlés de la même manière, bien qu'ils dépendent en partie des premiers. Ainsi, un certain niveau de revenu permet un meilleur accès aux services d'éducation ou de santé. La contrainte d'impartialité, symbolisée par le Voile d'ignorance incite les sociétaires à adopter la stratégie du Maximin: maximiser la situation des plus défavorisés. Le voile d'ignorance est donc une justification procédurale des principes qui régiront la structure de base de la société. La théorie de la justice selon Rawls s'articule autour de deux principes. [...]
[...] Le concept de Main invisible a inspiré les politiques libérales des années 1990, incarnées par Reagan aux Etats- Unis, ou Thatcher au Royaume-Uni. Toutefois, il convient de nuancer ce tableau en insistant sur la différence entre libéralisme politique et libéralisme économique. Si les deux peuvent aller de pair, le libéralisme politique cherche à minimaliser le rôle de l'Etat pour éviter tout risque d'oppression de l'individu et le respect du pluralisme contre la souveraineté d'une doctrine compréhensive. Le libéralisme économique fait confiance au libre jeu des forces économiques. [...]
[...] En vertu du Maximin, Rawls autorise une redistribution économique et sociale, ce qui le distingue à la fois des utilitaristes et des ultralibéraux. Les interprétations des concepts de Main invisible et de Voile d'ignorance n'ont donc pas les mêmes implications. B. L'impossible neutralité Si la Main invisible et le Voile d'ignorance reposent sur le même pari libéral, les interprétations auxquelles elles ont donné lieu divergent dans leur application politique, notamment sur la question de l'Etat : faut- il le neutraliser ou lui conférer un rôle redistributif ? [...]
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