Si les sociologues et ethnologues se sont largement emparés de l'objet football en tant que « sport d'hommes » avant tout, les nouveaux territoires progressivement investis par l'historien avaient paradoxalement délaissé le champ sportif. La « distance culturelle », naguère évoquée par Ronald Hubscher, semble heureusement s'estomper au seuil des années quatre-vingts, à partir des travaux fondateurs d'Alfred Wahl et de Pierre Lanfranchi, qui inscrivent le football français dans un cadre chronologique précis, en déclinent les aspects les plus saillants (origines de la pratique, constitution des premiers clubs et instances nationales, passage de l'amateurisme au professionnalisme, mutations du football français depuis 1945), et consacrent la légitimité de son inscription dans le champ de l'histoire sociale et culturelle. En effet, en dépit d'une entrée tardive dans le monde des historiens, l'histoire des sociabilités peut également participer à cette reconnaissance de « l'objet sport », tant il s'inscrit aujourd'hui dans le quotidien et la vie sociale des hommes.
Nonobstant ces remarques liminaires, il convient de préciser que le football est aussi pour nous un choix passionnel, à la fois sur le plan sportif et humain, mais également sur le plan sociologique, dans ce qu'il représente et ce qu'il véhicule.
Le changement d'échelle et le choix de prisme régional, en dépit de sources confidentielles, s'inscrivent finalement dans ce processus afin de mieux percevoir les origines de cet engouement si particulier des populations nordistes, d'un lien quasi strict avec le développement économique de la région.
Axer l'étude du football dans le Nord-Pas-de-Calais n'est donc pas anodin. Terre d'élection du football du fait notamment de l'influence anglaise et de sa prédestination sportive, le Nord-Pas-de-Calais s'est imposée comme l'une des régions les plus précoces de France en terme de sport et de football. De la fin du XIXè à nos jours, les performances n'ont cessées d'être remarquables. La vitalité du football association en pays minier demeure en effet une réalité contemporaine. L'Atlas des Sports de Jean Praicheux et Daniel Mathieu, place les départements du Nord et du Pas-de-Calais dans « l'aire du football dominant » : en 2000, la région compte plus de 155 000 licenciés pour 1 107 clubs affiliés, loin devant le tennis (50 000 licenciés, 338 clubs). Une hégémonie relative déjà observée au lendemain de la Première Guerre Mondiale, au moment où le sport s'affirme dans le paysage mouvant des pratiques physiques. Certaines singularités du pays minier doivent être soulignées : la densité de la trame urbaine (« beaucoup de villes mais pas de grandes villes » selon l'expression d'Yves Le Maner) et l'augmentation de la population dans l'entre deux guerres (402 000 habitants en 1911, 541 000 en 1936) favoriseront la constitution d'un maillage particulièrement dense de sociétés gymniques et sportives. La répartition des clubs épouse les concentrations urbaines (« le sport naît de la ville et à la ville » selon Maurice Agulhon), et sans doute convient-il d'ajouter un « trinôme nordique » (Lille, Lens, Valenciennes), un arc littoral
attractif (Dunkerque, Calais et Boulogne sur Mer), ainsi que le chapelet « historique » des clubs du pays minier dont le Racing Club de Lens en est le club emblématique mais également le RC Arras, US Bruay, Stade Béthunois, etc. Autour de ces pôles identifiés, un véritable essaimage de clubs en zone rurale (ternois, Avesnois, Flandre intérieure) complète une géographie du football nordiste dont le maillage des clubs constitue l'un des traits singuliers. Autant d'éléments à l'origine du caractère populaire du football nordiste, l'engouement des foules et les passions partisanes qu'il suscite, tant au niveau des clubs professionnels (Lille et Lens) que du football amateur.
Il a été préféré de consacrer l'étude entière de ce dossier non pas au football nordiste en général mais au football minier en particulier, méritant à lui seul toutes les attentions. C'est dans ce football que s'établit de manière la plus évidente le rapport à la situation économique du bassin industriel, c'est-à-dire par l'interaction de différents acteurs : industries, mineurs, immigrés, patrons, clubs et supporters.
Ainsi, il s'agira d'analyser les étroites relations socio-économiques liant ces acteurs, en quoi elles génèrent l'émergence d'un football typiquement minier, savamment entretenu par un paternalisme industriel, porteur d'une culture et d'une identité minière à travers le football.
Cette analyse s'organise donc autour de trois thématiques : après avoir présenté les conditions d'émergence du football minier sous l'égide des industriels (I), il conviendra d'évoquer ce qu'il a engendré, le développement d'une culture et d'un identitaire miniers par le football (II), ainsi que l'apparition d'un « football immigré » particulièrement caractéristique de la région étudiée (III).
Si la délimitation temporelle du sujet n'est pas indiquée, elle n'en est pas pour autant indéterminée,
le football minier s'arrêtant par définition avant le début de la Seconde Guerre Mondiale. Il conviendra cependant de remonter jusqu'à sa genèse et à ses racines, c'est-à-dire à la fin du XIXè.
[...] Autrement, coll. Mémoires/Culture janvier 2006, pp. 24-39. CHOVAUX Olivier, Football minier et immigration. Les limites de l'intégration sportive dans les années 30, STAPS, p. 9-18 COOPER RICHET Diana, Le peuple de la nuit, Mines et mineurs en France (XIXè/XXè), Perrin DEMAZIERE D. [...]
[...] La diffusion de journaux, bulletins de liaison, plaquette anniversaire et autres fanzines sportifs se multiplient : le premier numéro de Sang et Or bulletin des supporters du RCL, paraîtra en août 1937. La fondation en 1926 du Supporter's Club Lensois s'inscrit dans la logique de création des clubs de supporters déjà mentionnée. Evoluant dans le championnat d'Artois, le Racing affronte ses rivaux miniers (les carabiniers de Billy Montigny, l'US Noeux, l'US Bruay, l'US Auchel, le Stade Héniois, l'US Lillers) lors de rencontres animées qui réunissent plusieurs centaines de mineurs-spectateurs En 1928, fort d'une soixantaine de membres, le club des supporters lensois organise les déplacements et autres manifestations festives, autour du RCL. [...]
[...] Au-delà du loisir loisir simple et fédérateur que le football peut constituer pour les salariés de la Compagnie à la veille des années trente, il peut également contribuer à la promotion des valeurs et de la culture minière, selon le principe d'homologie structurelle mis en exergue par Jean-Marie Brohm dans Sociologie du Sport : la mise en ordre du spectacle sportif devient dès lors l'occasion d'une mise en scène analogique de vertus partagées par un peuple des tribunes largement issu du monde de la mine : respect des règles, obéissance et discipline, exaltation de l'effort physique individuel, solidarité au sein de l'équipe Autant de vertus cardinales que l'image du mineur-footballeur va contribuer à diffuser et dont l'histoire du Racing Club de Lens semble garder la marque indélébile. En s'imposant dans le paysage des pratiques culturelles de masse des villes minières du Pasde-Calais, le football-association devient, au seuil des années vingt, insécable à l'identité minière. Parce qu'elles constituent un laboratoire de la culture de masse (Alain Corbin), les villes minières auront successivement assuré l'enracinement de sa pratique et consacré sa dimension populaire. Il autorise des formes variées de sociabilité qui ont pour effet de renforcer un sentiment d'appartenance à la communauté minière. [...]
[...] L'institution en pays minier d'un paternalisme sportif original est avant tout la conséquence de conditions structurelles favorables, liées au développement des pratiques sportives. Les travaux de Pierre Arnaud ont mis en évidence une logique de stratification des pratiques physiques et ludiques qui, dès la fin du XIXè, permettent de distinguer jeux (souvent qualifiés de traditionnels), gymnastiques (dont les finalités demeurent essentiellement patriotiques, hygiéniques et éducatives) et ce qu'il convient désormais d'appeler les sports athlétiques (ou sports anglais). En s'organisant selon une géographie originale, le sport moderne comble un espace social laissé vacant : il réussit à s'insérer puis à concurrencer les formes classiques de sociabilité que représentaient jusque là les jeux ou les gymnastiques conscriptives. [...]
[...] Au Racing Club de Lens, à la veille des années trente, le concept de polonisation doit être singulièrement nuancé. L'importance de la vague d'immigration ( arrivées entre 1919 et 1923) ne modifie pas une composante de l'effectif, au même titre que d'autres joueurs italiens, belges, anglais ou hongrois, à partir d'un recrutement qui demeure majoritairement périphérique8. La lente stratification observée avant 1914 semble donc se prolonger dans les années vingt, donnant aux équipes premières des clubs miniers un visage composite, qui prend en compte les réalités des flux migratoires, mais ne reproduit pas nécessairement leur hiérarchie. [...]
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