Pendant la campagne des élections présidentielles de 1995, le candidat Jacques Chirac, aidé par un constat qu'avait dressé Emmanuel Todd, diagnostiquait une " fracture sociale ", formule heureuse qui s'est rapidement diffusée dans les médias, à un moment où la thématique de l'exclusion était abondamment déclinée mais assez mal exploitée par les deux concurrents directs de J. Chirac, Lionel Jospin et Edouard Balladur.
Cette métaphore, comme tant d'autres, s'est révélée être un outil rhétorique efficace. Elle n'en est pas moins critiquable dans ses implications.
[...] Ensuite parce qu'elle donne expression et corps à des fantasmes sociaux ; or, en faisant de l'inquiétude un fonds de commerce politique, on prépare le terrain d'un pouvoir dont la légitimité sera fondée sur sa capacité à y répondre, c'est-à-dire sur la force. A travers la métaphore de la fracture sociale, on retrouve donc l'ensemble des maux dont souffre le paysage politique française : la personnalisation du pouvoir, qui va de pair avec un discrédit des institutions politiques. De ces deux phénomènes s'ensuit que c'est de la pureté qu'on demande. Or, quand la pureté tient lieu de programme, il n'y a plus de politique. [...]
[...] Inversement, si elle peine à être reconnue, on peut malgré tout développer un discours à partir de cette métaphore et se servir de métaphores dérivées qui, si l'on mise sur la docilité de l'auditoire, l'habitueraient à voir les choses telles qu'on les lui montre. Développer une métaphore, c'est parfois confirmer sa validité, mais c'est aussi s'exposer aux coups de l'interlocuteur. Pour critiquer une métaphore, il peut être plus intéressant d'examiner ses développements et ses implications que de la juger directement. [...]
[...] La " fracture sociale une métaphore aux implications critiquables Le signifiant n'est pas quelconque. Qu'il y ait fracture sociale implique qu'il y ait squelette. Ce squelette est une nouvelle version du corps comme métaphore classique de la société politique dans une conception conservatrice, voire organiciste. L'usage modernisé de cette métaphore est à rapprocher du retour, dans la campagne électorale de 1995, du symbole conservateur de l'arbre, le pommier en l'espèce (ce qui là encore est une variante inhabituelle). Le corps est une idée trop marquée pour être employée en tant que telle aujourd'hui. [...]
[...] La métaphore implique en outre, toujours selon F. Goyet, un effet de surprise et une émotion violente : la richesse condensée explose d'un seul coup, rendant inutiles les lenteurs et les longueurs de l'analyse. " La métaphore, qui est censée n'exprimer qu'une comparaison sans arrière- pensée, introduit en fait une communication souterraine, un mouvement de sympathie (ou d'antipathie) qui est sa véritable raison d'être. Car, en tant que comparaison, elle est presque toujours une comparaison inutile, qui n'apporte rien de nouveau à la description. [...]
[...] Ce glissement traduit un déplacement de l'inquiétude sociale sur les menaces extérieures : mondialisation, intégrismes, guerres Or, le squelette ne connaît ni la bonne santé ni la mauvaise, il est constamment exposé au risque : le technicien réparateur doit donc être animé d'un volontarisme à la mesure de la passivité du corps social. La métaphore porte en elle le diagnostic et le remède, le tout semblant s'enchaîner naturellement. Mais ni l'image du corps ni celle du squelette ne rend compte de la réalité complexe que constitue l'ensemble politique, et l'expression peut cristalliser, de façon inadéquate, des sentiments diffus qui n'ont pas encore de nom. La métaphore du squelette qu'implique celle de la fracture sociale confond ordre social et ordre politique, incluant le premier dans le second, sans lui accorder d'autonomie. [...]
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