« Tristes tropiques » est un récit qui mêle autobiographie, études ethnographiques et réflexions. Grand public, l'ouvrage a rencontré un vaste succès dès sa publication en 1955, et constitue désormais une référence incontournable pour qui prétend s'intéresser à l'ethnologie. « Tristes tropiques » est composé de neuf parties ordonnées chronologiquement et traversées par trois thèmes principaux. Tout d'abord, le récit autobiographique de Lévi-Strauss, qui permet de suivre sa carrière du moment où il décide de partir enseigner la sociologie à l'Université de São Paulo jusqu'à son exil forcé aux États-Unis, peu de temps après la défaite de la France. Puis le récit de deux expéditions ethnographiques dans le Brésil central, l'une à la rencontre des Bororo et l'autre à la rencontre des Nambikwara, toutes deux entreprises avant la guerre, et auxquelles est l'essentiel de l'ouvrage est consacré. Enfin, des réflexions sur divers thèmes, dont on retiendra essentiellement le voyage, le métier d'ethnologue, les ravages de la colonisation, et l'Islam.
La structure complexe de l'ouvrage rend acrobatique toute tentative pour le résumer. En fait, tout découpage transversal est impossible, car aucun thème ne revient assez régulièrement sous la plume de l'auteur. Nous nous en remettrons donc au découpage par parties, en privilégiant toujours l'ethnographique sur la réflexion, et la réflexion sur le biographique.
[...] Lévi-Strauss fait une démonstration du pouvoir ascensionnel de l'air chaud à l'aide de ballons en papier chez les Nambikwara, et ces derniers y voient la manifestation d'un pouvoir qui les met en danger jusqu'à ce qu'il leur apporte, sous une menace à peine voilée, la preuve du contraire. Mais l'ethnologue ne risque pas seulement son intégrité physique en se rendant sur le terrain ; il risque aussi son intégrité intellectuelle. Deux anecdotes que rapporte Lévi-Strauss illustrent fort bien le problème. La première se déroule chez les Caduveo, quand Lévi-Strauss décide de prendre quelques photos. Il découvre alors que les Caduveo exigent non seulement d'être indemnisés pour être photographiés, mais qu'ils imposent de plus à l'ethnologue pour le forcer de les prendre en photo. [...]
[...] Plus intelligible est l'influence de la découverte de Lowie, et à travers lui de l'ethnologie anglo-américaine, véritable source d'évasion pour un professeur de philosophie qui ne pouvait se satisfaire d'être condamné, de par son métier, à la répétition. Le Nouveau Monde Partant de Marseille un matin de février 1935, nous suivons Lévi-Strauss sur les traces de Christophe Colomb dans le voyage qu'il entreprend jusqu'à São Paulo. Passage du Pot au noir, puis Rio, dont il retrace l'histoire de la fondation par Villegaignon. [...]
[...] Pour sa part, le lecteur lambda retiendra surtout de ce livre qui fait la part belle au travail de terrain que l'ethnologue n'est pas loin d'être, comme Lévi-Strauss dit le ressentir après un certain nombre de rencontres, un bureaucrate de l'évasion En effet, chaque étude de tribu semble se dérouler invariablement selon ce schéma approximatif : ? Description topographique et architecturale du village, ? Description physique des habitants [Lévi-Strauss C., Eribon D., 1988] Remarquons entre autres avec comment Lévi-Strauss tente d'établir un parallèle entre le système des cartes à jouer occidentales et l'organisation sociale chez les Mbaya, en invoquant des oppositions binaires de type symétrie/asymétrie, curviligne/angulaire ou encore homme/femme. [...]
[...] Par une sorte de déformation professionnelle, Lévi-Strauss décrit avec la même froideur les aléas de son voyage et les moeurs des tribus qu'il rencontre, si bien que le réquisitoire qu'il dresse contre l'Occident pour dénoncer les ravages de la colonisation nous semble plus inspiré par l'égoïsme que par l'humanisme : l'impossibilité de satisfaire une curiosité scientifique qui le pousse à rechercher une tribu vierge de tout contact semble être tout ce qui le motive vraiment. Il est tout à fait remarquable que dans un ouvrage où rien ne le contraignait à tenir un discours strictement scientifique, Lévi-Strauss ne retranscrive aucun dialogue et ne traite jamais dans le détail des relations personnelles qu'il a pu établir avec les membres des tribus qu'il a rencontrées. Pourtant, il faut certainement bien aimer les hommes pour passer sa vie à les étudier. Quel est l'état d'esprit de l'ethnologue lors du premier contact avec une tribu ? [...]
[...] Mais si ce travail est tellement médiocre, comment se fait-il qu'il rencontre un tel succès ? Sans doute le public se plaît-il à trouver dans ces récits la preuve rassurante qu'il existe encore d'autres cultures tandis qu'en s'installant dans une monoculture, il sombre dans l'ennui. Le récit d'un voyage serait donc une épice des Temps modernes. Mais une épice bien artificielle, quand on sait qu'il n'existe sans doute plus de peuples qui vivent encore dans cet état de virginité culturelle où Lévi-Strauss aurait tant souhaité pouvoir les découvrir. [...]
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