Fiche de lecture : Patrick Champagne, Conclusion de Faire l'opinion, le nouveau jeu politique, Les Éditions de Minuit, 1990 et Loïc Blondiaux "Ce que les sondages font à l'opinion publique" in Politix, n°37, premier trimestre 1997.
La place croissante qu'ont pris les sondages dans la vie politique et médiatique depuis les années 1930 aux États-Unis et 1960 en Europe a suscité de nombreux travaux. En effet, le sondage prétend pouvoir mesurer de façon scientifique "l'opinion publique"alors que la possibilité de son évaluation divisait tant les sociologues que les hommes politiques, quand ils ne doutaient pas de son existence même. Tout comme l'expression "opinion publique" n'est utilisé pour la première fois dans un contexte hautement politique (la Révolution Française), la pratique du sondage débute au cours d'un événement politique majeur, les élections présidentielles américaines de 1936. Les termes de "sondage" et "d'opinion publique" se placent d'emblée au croisement des domaines politiques et sociologiques, entre une logique politique et une logique scientifique. De manière significative, les deux textes étudiés ici proviennent d'auteurs qui représentent chacun un de ces pôles. Patrick Champagne, proche de la pensée bourdieusienne (on remarque dans son texte l'usage fréquent des termes champ, domination pour ne citer que ceux-là) pourrait incarner le sociologue mais ne se cantonne pas à cet exercice de style et montre l'impact que peuvent avoir les sondages dans le jeu politique. De la même manière, Loïc Blondiaux, professeur à l'IEP de Lille et maître de conférences en Sciences politiques, pourrait se cantonner au rôle de l'analyste politique. Il n'en est rien, puisque lui aussi se penche sur les aspects plus sociologiques du sondage et de la notion d'opinion publique, sur leurs conditions de scientificité, et pas uniquement de légitimité politique. Pourquoi les notions de sondage et d'opinion publique sont-elles aussi attachées l'une à l'autre alors que le premier ne devrait être que la mesure du second ? Pourquoi les aspects scientifiques et politiques se mêlent-ils de façon aussi inextricable ?
[...] La pratique actuelle des sondages, quasiment hebdomadaire (cf. le "baromètre" BVA-Paris Match) place les hommes politiques en situation d'élections permanentes, leur retirant donc la quiétude et la durée nécessaire pour gouverner. Mais (et même si cela n'y est pas réductible), ne peut-on pas voir dans cette peur la peur de la foule telle que l'entendaient Tarde ou Le Bon, changeante, mouvante, en bref incontrôlable ? Le deuxième danger qui pèse sur la démocratie serait celui de donner à des opinions incompétentes autant de poids qu'à des experts, le nombre leur permettant de les dépasser. [...]
[...] La pratique du sondage tient lieu de justification du sondage lui-même. On a là un effet d'auto-renforcement, chacun des termes justifiant et dévoilant l'autre. L'opinion publique existe donc on peut la sonder, l'opinion publique existe parce qu'on la sonde. On peut imaginer que ce flou qui entoure le rapport entre sondage, opinion publique et politique a des conséquences proprement politiques dans l'usage qui est fait des sondages. On retrouve ici les analyses de l'école bourdieusienne en termes de champs (donc de légitimation par rapport à d'autres champs et à l'intérieur même de son propre champ) et de domination. [...]
[...] On est tout proche du modèle Tocquevillien démocratique où chacun, voyant en l'autre un égal refuse de lui reconnaître une opinion, ne se tourne que vers lui-même et cette "opinion publique". Car c'est bien là que se situe le véritable nœud du débat. Les deux textes s'ouvrent sur les dangers que les sondages peuvent faire courir à la démocratie idéale (et idéalisée On retrouve le lien inéluctable entre opinion publique et démocratie, et finalement les peurs inhérentes à la démocratie elle-même peut-être plus qu'à l'utilisation des sondages. Le sondage pourrait permettre une sorte de démocratie directe, sapant ainsi la légitimité politique de l'élection. [...]
[...] Les deux textes reposent sur un constat commun : celui de la vulnérabilité scientifique du sondage. Celui-ci, en tant que mesure de l'opinion publique, se heurte à quatre problèmes majeurs qu'identifie Loïc Blondiaux et qui sont présents explicitement ou implicitement dans le texte de Patrick Champagne. Tout d'abord, il n'est pas certain que les sondages respectent un "critère de rationalité" de l'opinion publique qu'ils mesurent. Ils ne se préoccupent en effet pas de savoir si les personnes interrogées ont réellement réfléchi à la question, si elles ont suffisamment d'information pour y répondre. [...]
[...] Du fait de ce lien entre présupposés politiques et opinion publique, la notion d'opinion publique et celle de sondage entretiennent des rapports ambigus et presque paradoxaux. Ainsi que le souligne Patrick Champagne, la justification du sondage va pouvoir passer alternativement du champ politique (et plus précisément démocratique) au champ scientifique et inversement. Les instituts de sondage justifient leur pratique en soulignant que les sondages mesurent scientifiquement l'opinion publique, et face aux critiques leur exposant que "l'opinion publique n'existe pas" (titre d'un article de Bourdieu), ils répondent par une justification de type politique. [...]
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