Dans "La société de consommation, ses mythes, ses structures", publié en 1970, faisant suite au "Système des objets" (1968), Jean Baudrillard, professeur de sociologie à la faculté de Nanterre, analyse le phénomène de la consommation des objets. La consommation y est étudiée dans son lien au désir, dans "son mode actif de relation", "d'activité systématique et de réponse globale sur lequel se fonde tout notre système culturel". Au-delà de la satisfaction des besoins, c'est évidemment la logique sociale, liée au champ de la signification qui est en jeu. En lisant cet ouvrage aujourd'hui, il est frappant de constater, au-delà du style serré et vif, l'actualité de la majeure partie des propos, et en particulier des extraits du chapitre "Pour une théorie de la consommation" reproduits ici.
[...] Sinon, il courrait le risque de se contenter de ce qu'il a et de devenir associal. ( ) Ce n'est plus le désir, ni même le "goût" ou l'inclination spécifique qui sont en jeu, c'est une curiosité généralisée mue par une hantise diffuse - c'est la "fun- morality", ou l'impératif de s'amuser, d'exploiter à fond toutes les possibilités de se faire vibrer, jouir, ou gratifier. La consommation comme émergence et contrôle de nouvelles forces productives ( ) [La consommation] n'est pas du tout, comme on l'imagine généralement un secteur marginal d'indétermination où l'individu, ailleurs partout contraint par les règles sociales, recouvrerait enfin, dans la sphère "privée", livré à lui-même, une marge de liberté et de jeu personnel. [...]
[...] Toute l'idéologie de la consommation veut nous faire croire que nous sommes entrés dans une ère nouvelle, et qu'une "Révolution" humaine décisive sépare l'Age douloureux et héroïque de la Production de l'Age euphotique de la Consommation, où il est enfin rendu droit à l'Homme et à ses désirs. Il n'en est rien. Production et Consommation - il s'agit là d'un seul et même grand processus logique de reproduction élargie des forces productives et de leur contrôle. Cet impératif, qui est celui du système, passe dans la mentalité, dans l'éthique et l'idéologie quotidiennes - c'est là l'immense astuce - sous sa forme inverse : sous forme de libération des besoins, d'épanouissement de l'individu, de jouissance, d'abondance, etc. [...]
[...] Sa conception est exemplaire, parce que, sous couleur de gratification, de facilité d'accès à l'abondance, de mentalité hédoniste et "libérée des vieux tabous de l'épargne, etc. le crédit est en fait un dressage socio-économique systématique à l'épargne forcée et au calcul économique de générations de consommateurs qui autrement eussent échappé, au fil de leur subsistance, à la planification de la demande, et eussent été inexploitables comme force consommative. ( ) On se rend mal compte combien le dressage actuel à la consommation systématique et organisée est l'équivalent et le prolongement, au XXe siècle, du grand dressage, tout au long du XIXe siècle, des populations rurales au travail industriel. [...]
[...] Il ne faudrait quand même pas demander au "travailleur de la consommation" de sacrifier son salaire (ses satisfactions individuelles) pour le bien de la collectivité. Quelque part dans leur subconscient social, les millions de consommateurs ont une espèce d'intuition pratique de ce nouveau statut de travailleur aliéné, ils traduisent donc spontanément comme mystification l'appel à la solidarité publique, et leur résistance tenace sur ce plan ne fait que traduire un réflexe de défense politique. L'"égoïsme forcené" du consommateur, c'est aussi la subconscience grossière d'être, en dépit de tout le pathos sur l'abondance et le bien-être, le nouvel exploité des temps modernes. [...]
[...] ( ) L'automobile et la circulation sont l'exemple clef de toutes ces contradictions : promotion sans limites de la consommation individuelle, appels désespérés à la responsabilité collective et à la moralité sociale, contraintes de plus en plus lourdes. Le paradoxe est celui-ci : on ne peut à la fois répéter à l'individu que le "niveau de consommation est la juste mesure du mérite social" et exiger de lui un autre type de responsabilité sociale, puisque dans son effort de consommation individuelle, il assume déjà pleinement cette responsabilité sociale. Encore une fois, la consommation est un travail social. [...]
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