Habituellement, les théories de l'action et de l'acteur s'opposent autour d'une série de tensions interprétatives :
- Tensions entre les théories qui privilégient l'unicité et l'homogénéité de l'acteur et celles qui nous décrivent une fragmentation infinie des "moi", des rôles, des expériences... ;
- Tensions entre les théories qui accordent un poids déterminant au passé de l'acteur et celles qui font comme s'il n'en avait pas ;
- Tensions, enfin, entre les théories de l'action consciente, de l'acteur calculateur, rationnel vecteur d'intentionnalités ou de décisions volontaires et les théories de l'action inconsciente, infraconsciente ou non consciente qui présentent les actions comme des ajustements préréflexifs à des situations pratiques.
Acte I. Esquisse d'une théorie de l'acteur pluriel
Scène I. L'acteur pluriel
- "Ceux qui s'exercent à contrôler les actions humaines ne se trouvent en aucune partie si empêchés, qu'à les rapiécer et mettre à même luste ; car elles se contredisent communément de si étrange façon qu'il semble impossible qu'elles soient parties de même boutique" (Montaigne, Essais, Livre second).
- "Notre façon ordinaire, c'est d'aller après les inclinations de notre appétit à gauche, à dextre, contremont, contrebas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche" (Montaigne, Essais, Livre second).
- "Cette variation et contradiction qui se voit en nous" (Montaigne, Essais, Livre second).
L'ensemble que composent les diverses théories de l'acteur a deux grands pôles :
1. Celui de l'unicité de l'acteur
2. Celui de sa fragmentation interne
Dans les deux cas, le choix est opéré a priori ; il constitue un postulat non discuté et se fonde en certains cas davantage sur des présupposés éthiques que sur des constats empiriques.
- L'intérêt principal de la première position est bien exprimé par Pierre Bourdieu lorsqu'il explique que sa théorie de l'habitus permet "de construire et de comprendre de manière unitaire des dimensions de la pratique qui sont souvent étudiées en ordre dispersé". Mais cela amène dans le même temps à insister sans doute trop exclusivement sur l'aspect "systématique" et "unificateur" de l'habitus. Car la réalité sociale incarnée dans chaque acteur singulier est toujours moins lisse et moins simple que cela (...)
[...] Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir La déclaration invalide toutes les prétentions positives de l'enquête " biographique " préconisée par Sainte-Beuve. Bien sûr, Proust, qui place la création littéraire au-dessus de toute, c'est à dire en haut de la hiérarchie existentielle, s'illusionne sur l'idée de "moi véritable". Le "moi" qui produit les oeuvres n'est pas plus profond, plus authentique ou plus vrai selon Lahire, que le "moi" qui agit et interagit hors du temps de l'écriture même. [...]
[...] Bernard Lahire L'Homme pluriel Les Ressorts de l'action Habituellement, les théories de l'action et de l'acteur s'opposent autour d'une série de tensions interprétatives: Tensions entre les théories qui privilégient l'unicité et l'homogénéité de l'acteur et celles qui nous décrivent une fragmentation infinie des des rôles, des expériences . ; Tensions entre les théories qui accordent un poids déterminant au passé de l'acteur et celles qui font comme s'il n'en avait pas; Tensions, enfin, entre les théories de l'action consciente, de l'acteur calculateur, rationnel vecteur d'intentionnalités ou de décisions volontaires et les théories de l'action inconsciente, infraconsciente ou non consciente qui présentent les actions comme des ajustements préréflexifs à des situations pratiques. [...]
[...] Ils intériorisent des modes d'action, de catégorisation etc. En entrant peu à peu dans des relations sociales d'interdépendance avec d'autres acteurs ou en entretenant, par la médiation d'autres acteurs, des relations avec de multiples objets dont ils apprennent le ou les modes d'usage, le ou les modes d'appropriation. La métaphore de l'"héritage culturel" (ou de la transmission culturelle) élide les immanquables distorsions, adaptations et réinterprétions que subit le "capital culturel" au cours de sa reconstruction d'une génération à l'autre, d'un adulte à un autre adulte etc., sous l'effet, d'une part, des écarts entre les supposés "transmetteurs" et les prétendus "récepteurs" et, d'autre part, des conditions (des contextes) de cette reconstruction. [...]
[...] Les acteurs ont traversé dans le passé et traversent en permanence de multiples contextes sociaux; ils sont les fruits (et les porteurs) de toutes les expériences (pas toujours compatibles, pas toujours cumulables, et parfois hautement contradictoires) qu'ils ont vécues dans de multiples contextes. Ces dimensions, ces processus ou ces logiques se plient toujours de façon relativement singulière en chaque acteur individuel, et le sociologue qui s'intéresse aux acteurs singuliers retrouve en chacun d'eux l'espace social froissé, chiffonné. Si l'acteur individuel est un être des plus complexes, c'est parce que se trouvent pliés en lui des dimensions, des logiques ou des processus variés. [...]
[...] Cette hétérogénéité des expériences socialisatrices que beaucoup de chercheurs redécouvrent aujourd'hui, le sociologue Maurice Halbwachs la plaçait déjà au coeur de sa reflexion sur la mémoire. Il rappelait en effet que "chaque homme est plongé en même temps ou successivement dans plusieurs groupes" (La mémoire collective). Ces groupes qui constituent les cadres sociaux de notre mémoire sont donc hétérogènes et les individus qui les traversent au cours d'une même période de temps ou au cours de moments différents de leur vie sont donc le produit toujours bigarré de cette hétérogénéité des points de vue, des mémoires, des types d'expériences. [...]
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