La loi du 10 avril 2001 a inscrit la traite de l'esclavage comme crime contre l'humanité. Ce retour sur le devant de la scène de cette composante de notre histoire est l'occasion de s'interroger sur la parole abolitionniste du 19ème siècle, mais aussi sur le discours humanitaire contemporain. C'est ce à quoi s'est employée Françoise Vergès, spécialiste de sciences politiques et professeur à l'Université de Londres, dans son ouvrage Abolir l'esclavage : une utopie coloniale, paru aux éditions Albin Michel en 2001. Le 27 avril 1848, il est mis fin par décret à la traite et à l'esclavage dans les colonies françaises. Pour les mouvements abolitionnistes, c'est l'aboutissement d'une longue lutte qui commença dès le 18ème siècle. Dans son essai, Françoise Vergès analyse les articulations de ces politiques abolitionnistes, pour mieux mettre en lumière leur ambivalence. Si le bien fondé de la cause abolitionniste est indéniable, on peut toutefois s'interroger sur la pertinence du paradigme de l'émotion dans lequel le discours abolitionniste s'est enfermé, véhiculant un messianisme proche de la doctrine colonialiste. Et il est pour le moins troublant de retrouver ce même paradigme aujourd'hui dans certains discours humanitaires mais aussi autour du débat sur la réparation des crimes d'esclavage, d'où la prégnance du rôle du souvenir de l'abolition dans la construction du monde contemporain
[...] un discours messianique commun à l'abolition et au colonialisme Le jeu des abolitionnistes sur la logique de l'émotion et sur l'opposition bourreau victime la propagande d'une rhétorique de la monstruosité sont au départ les outils d'une campagne de communication. En effet, le registre de la pitié est vendeur et attire les foules, permettant de rallier de nombreuses voix à la cause abolitionniste. Mais cette propagande va peu à peu réduire la vie des esclaves à la simple animalité dans l'imaginaire collectif européen. Car cette logique de victimisation nie les relations complexes entre maîtres et esclaves, de même que l'existence d'un phénomène culturel de créolisation dans les plantations. [...]
[...] Ainsi, Renan considère la race noire comme une race non-perfectible qui montre une incapacité absolue d'organisation et de progrès (L'annuaire de la Science, 1848). Dès lors, les abolitionnistes considèrent que l'esclave peut se rebeller comme un animal, mais qu'il ne peut pas prendre en main sa destinée ; une telle victime infantilisée ne saurait être l'agent de sa propre émancipation. Cette vision commune à tous les grands pays occidentaux (France, Etats- Unis, Grande Bretagne), qui s'inspire en outre d'un discours de fraternité chrétienne, fait entrer la réflexion abolitionniste dans une logique messianique qu'elle ne parviendra jamais à dépasser. [...]
[...] Dès lors, les abolitionnistes n'envisagent pas que les colonies puissent être le cadre du développement d'autres cultures que la culture européenne. Une telle décontextualisation de l'esclavage dans les colonies est la cause de l'incompréhension des abolitionnistes face aux phénomènes de créolisation, face au refus des affranchis d'abandonner leur culture et de s'intégrer à la nouvelle société coloniale. L'ignorance par le mouvement abolitionniste des logiques racistes profondément ancrées dans les colonies fait qu'ils imaginent qu'un simple décret qui faisant disparaître l'esclavage, considéré comme la cause unique de tous les maux coloniaux, suffira à la réconciliation immédiate et totale entre colonisés et colonisateurs. [...]
[...] Mais surtout, elle s'est attaquée à l'immoralité d'un système en refusant ses justifications politiques ou économiques. Le mouvement abolitionniste fut le premier à appeler à une loi morale universelle qui transcenderait les lois étatiques. Ce sont ces arguments que l'on retrouve aujourd'hui dans l'action humanitaire, dans le soutien à l'idée de droit d'ingérence. Ainsi, comme l'abolitionnisme en son temps, l'action humanitaire a su se libérer du carcan politique et économique en y introduisant l'argument éthique. Mais l'humanitaire semble parfois aussi reproduire le paradigme indignation morale / victime En effet, Françoise Vergès relève un certain parallélisme lexical, et le retour de thèmes tels que l'européen sauveur, l'Africain victime, le Mal et le Bien, ainsi qu'une certaine conception de l'Occident éclairant le monde dans son rôle de sauveur. [...]
[...] les faiblesses nées d'une rhétorique de l'émotion La lutte abolitionniste, en s'appuyant sur un registre exclusivement émotionnel, a décontextualisé le phénomène de l'esclavage et a développé un discours messianique proche du discours colonialiste La décontextualisation du phénomène de l'esclavage A la veille de l'abolition, détracteurs et partisans de l'esclavage restent dans la même logique : pour eux, le débat est économique, ce qui implique de penser en termes de ressources matérielles et bénéfices matériels. Au milieu du 19ème siècle, la doctrine abolitionniste se construit en rupture avec ces principes. Les défenseurs de l'abolition, tel Victor Schoelcher, placent la défense de l'homme au centre de la polémique, et manifestent leur refus absolu de considérer l'être humain comme une chose, comme un bien. Une telle rupture était nécessaire, car il importait de dépasser le cadre purement économique du débat, de ne plus raisonner exclusivement en termes de profits et de pertes. [...]
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