Sartre ne veut parler que de la littérature et ne pas faire de parallélisme entre tous les arts. Pour l'artiste, les choses sont choses au suprême degré : il s'arrête à la qualité du son ou de la forme. Or les couleurs ou les sons ne sont pas un langage. « Le peintre ne veut pas tracer de signes sur sa toile, il veut créer une chose », il faut une imprégnation par les sentiments qu'elle doit transmettre : la toile « est angoisse et ciel jaune en même temps ». Il y a transsubstantiation et dégradation des passions de l'artiste dans son œuvre : un chant de douleur est à la fois la douleur et autre chose que la douleur. On ne peint pas les significations, on ne les met pas en musique : qui oserait dans ces conditions réclamer du peintre ou du musicien qu'ils s'engagent ?
L'empire des signes, c'est la prose ; la poésie est du côté des arts plastiques. La poésie ne se sert pas des mots : elle les sert ; les poètes refusent d'utiliser le langage. Ils ne nomment pas le monde. Ils ne parlent pas et ne se taisent pas non plus. Ils considèrent les mots comme des choses et non comme des signes : ces mots ne sont pas domestiques mais restés à l'état sauvage. Mais la signification seule peut donner aux mots leur unité verbale : seulement, elle devient naturelle elle aussi. Pour le poète, le langage est une structure du monde extérieur. Alors que le parleur est investi par les mots, le poète est hors du langage. Faute de savoir s'en servir comme signe d'un aspect du monde, il voit dans le mot l'image d'un de ses aspects, un piège pour attraper une réalité fuyante. S'établit entre le mot un double rapport réciproque de ressemblance magique et de signification. Le poète ne choisit pas une des significations du mot. Le mot poétique est un microcosme. Durant la crise du langage du début du siècle, l'écrivain abordait les mots avec un sentiment d'étrangeté, ils n'étaient plus à lui mais dans ces miroirs étrangers se reflétaient le ciel, la terre et sa propre vie. Il n'y a donc pas d'engagement poétique possible. L'émotion est certes à l'origine du poème mais elle ne s'y exprime pas, elle y devient chose. Comment espérer qu'on provoquera l'indignation ou l'enthousiasme politique du lecteur quand on le retire de la condition humaine ?
[...] Pourquoi écrire ? Il y derrière les diverses visées des auteurs, un choix plus profond qui est commun à tous. L'homme est le moyen par lequel les choses se manifestent. Mais si nous savons que nous sommes les détenteurs de l'être, nous savons que nous n'en sommes pas les producteurs. Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde. J'ai conscience de produire, c'est-à-dire que je me sens essentiel par rapport à ma création. [...]
[...] Mais elles sont étayées par la certitude que la beauté du livre n'est pas l'effet du hasard. L'auteur a transformé ses émotions en émotions libres, en attitude de générosité. La lecture est donc un pacte de générosité entre l'auteur et le lecteur. C'est un va-et-vient dialectique. Quand je lis, j'exige ; ce que je lis m'incite à exiger davantage de l'auteur c'est-à-dire que l'auteur exige davantage de moi ; c'est l'exigence de l'auteur que je porte au plus haut degré de mes exigences. [...]
[...] Tout ouvrage littéraire est un appel. L'apparition de l'œuvre d'art est un événement neuf qui ne saurait s'expliquer par les données antérieures : c'est un commencement absolu par la liberté du lecteur en ce qu'elle a de plus pur. L'écrivain ainsi en appelle à la liberté du lecteur pour qu'elle collabore à la production de son ouvrage. Le livre ne sert pas ma liberté, il la requiert. Il se propose comme fin à la liberté du lecteur. Sartre ici s'oppose à Kant : la beauté de la nature n'a rien à voir avec la beauté de l'art. [...]
[...] Tout l'art de l'auteur est pour m'obliger à créer ce qu'il dévoile, donc à me compromettre ; à nous deux, nous portons la responsabilité de l'univers. Quel que soit le sujet, une sorte de légèreté essentielle doit paraître partout et rappeler que l'œuvre n'est jamais une donnée naturelle, mais une exigence et un don. Je ne contemple pas le monde injuste qu'on me propose, mais je dois l'animer de mon indignation. Un homme libre s'adressant à un homme libre n'a qu'un sujet : la liberté. Toute tentative d'asservir ses lecteurs la menace dans son art même. [...]
[...] La parole est un certain moment de l'action et ne se comprend pas en dehors d'elle. Seul le poète la voit de manière désintéressée. Pour les autres parler, c'est agir : toute chose qu'on nomme n'est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence. A chaque mot que je dis, je m'engage un peu plus dans le monde : c'est l'action par dévoilement. L'écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l'homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l'objet mis à nu leur entière responsabilité. [...]
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