« J'ai peine à concevoir comment dans un siècle où l'on se pique de belles connaissances, il ne se trouve pas deux hommes bien unis, riches, l'un en argent, l'autre en génie (…) dont l'un sacrifie vingt mille écus de son bien et l'autre dix ans de sa vie à un célèbre voyage autour du monde ; pour y étudier, non toujours des pierres et des plantes, mais une fois les hommes et les mœurs, et qui, après tant de siècles employés à mesurer et considérer la maison, s'avisent enfin d'en vouloir connaître des habitants. » C'est dans ces termes, en 1755, que Jean-Jacques Rousseau formule dans le "Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes" une profession de foi en faveur de ce qui deviendra plus tard l'ethnologie. Claude Lévi-Strauss, en noble héritier rousseauiste, répond parfaitement, en 1955 avec "Tristes Tropiques", au vœu formulé exactement trois siècles auparavant par l'auteur du "Contrat social" : l'ethnologue centenaire passera plusieurs mois avec différentes tribus indiennes pour les étudier dans les détails : des mœurs, aux mythes en passant par les coutumes et les peintures.
Si "Tristes Tropiques" est en effet avant tout un récit de voyage, un livre d'ethnologie, cette œuvre de près de 500 pages mêle autobiographie, raisonnement philosophique, et méditation sociologique et poétique sur la marche du monde, la destruction de l'environnement, les différents peuples à travers le globe et les religions. Ce livre est une référence incontournable dans la littérature ethnographique. Dès sa parution en 1955, le livre connaît un rapide et surprenant succès ; il est salué par la critique : Georges Bataille, Maurice Blanchot, Raymond Aron exprimèrent leur admiration ; Marcel Hénaff dans Claude Lévi-Strauss et l'anthropologie structurale rappelle même que « le jury Goncourt, formula expressément son regret de ne pouvoir lui attribuer son prix, réservé aux seules œuvres de fiction . »
Tristes Tropiques est un ouvrage composé de neuf parties ordonnées chronologiquement sauf pour le début – il débute sa narration par son départ de France pour les États-Unis en 1941 pour ensuite revenir à son premier voyage de 1935 – d'où se dégagent trois thèmes principaux. D'abord, le récit autobiographique de Lévi-Strauss, son voyage en bateau, la découverte des paysages et de l'architecture du Nouveau Monde. Ensuite, le récit de deux expéditions ethnographiques dans le Brésil central, l'une avec les Bororo en 1936, l'autre avec les Nambikwara en 1938. Enfin, la partie la plus théorique où se succèdent des réflexions sur le métier d'ethnologue, le voyage, la querelle Diderot-Rousseau, les conséquences de la colonisation, le rapport Islam-Christianisme-Bouddhisme.
Ce travail est à la fois une synthèse des thèses développées par Claude Lévi-Strauss, une analyse et une explicitation des arguments qu'il présente ainsi qu'une critique de l'œuvre. Au cours de cette fiche de lecture, nous nous appuyons sur de nombreux ouvrages de et sur Lévi-Strauss qui permettent d'éclairer des développements ou des idées pas toujours bien compris ou parfois insuffisamment développés par l'auteur dans Tristes Tropiques.
[...] Caduveo Il faut attendre la cinquième partie et la page 175 pour découvrir le premier contact de Lévi-Strauss avec les Indiens. C'est en compagnie du Service de Protection des Indiens que l'ethnologue rencontre dans la région du Parana ses premiers sauvages, les Indiens du Tibagy, rescapé de peuple Gé chassé des côtes par les Tupi, eux-mêmes vite liquidés par les colonisateurs. Vingt ans plus tôt, le gouvernement a tenté d'intégrer ces Indiens mais il a depuis renoncé. Livrés à eux-mêmes, les Indiens font resurgir d'antiques traditions, mal dissimulées par des emprunts temporaires à la vie moderne. [...]
[...] Ce grand échec de l'Inde apporte un enseignement : en devenant trop nombreuse et malgré le génie de ses penseurs, une société ne se perpétue qu'en secrétant de la servitude. Lorsque les hommes commencent à se sentir à l'étroit dans leur espace géographique, social et mental, une solution simple risque de les séduire : celle qui consiste à refuser la qualité humaine à une partie de l'espèce[18]. Pour Lévi-Strauss, cet exemple, représente un bien triste présage pour notre avenir : Ce qui m'effraie en Asie, c'est l'image de notre futur, par elle anticipée. [...]
[...] Pourtant, leur présence dans les mains des enfants pourrait toute aussi traduire un autre rapport entre le sacré et le profane que celui qui est connu. Et ces vieilles femmes qui prennent la parole lors d'une fête, ivre, sous les rires des spectateurs ? Nous pourrions les juger comme des ivrognes, alors qu'en se référant à d'autres travaux ethnographiques, Lévi-Strauss explique qu'elles essaient de perpétuer une tradition qui, si elle a perdu de sa forme, n'en conserve pas moins toute sa signification. [...]
[...] Une agriculture de rapine s'est saisie d'une richesse gisante et puis s'en est allée ailleurs, après avoir arraché quelques profits[15]. Enfin, Lévi-Strauss arrive à São Paulo rejointe par la route. Il commente : Un esprit malicieux a défini l'Amérique comme un pays qui a passé de la barbarie à la décadence sans connaître la civilisation. On pourrait, avec plus de justesse, appliquer la formule aux villes du Nouveau Monde : elles vont de la fraîcheur à la décrépitude sans s'arrêter à l'ancienneté. [...]
[...] Sur la fin Lévi-Strauss consacre des pages éblouissantes et poétiques sur le métier d'ethnologue. Nous avons largement abordé ce point dans le dernier chapitre de l'œuvre intitulé retour Ce qu'il faut retenir, c'est que le plus grand danger qui guette l'ethnologue est l'ethnocentrisme (ethnos, peuple et centrum, centre) - qui est, en vérité, un racisme dissimulé - qui a été défini par l'ethnologue William G. Summer en 1907 comme étant le fait de placer son propre groupe au centre de tout et de considérer que les coutumes de son propre groupe sont les seules à être justes Si l'auteur développe plus précisément cet aspect des choses dans Race et histoire, on peut retenir ici que l'ethnologue doit prendre du temps pour se défaire de ses préjugés afin de ne pas formuler des jugements de valeur, doit s'immerger dans la culture fréquentée et s'appuyer sur l'histoire et les travaux d'autres ethnologues. [...]
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