Pierre Bourdieu et Renaud Sainsaulieu ont cela en commun d'avoir bâti leur réputation dans un contexte institutionnel particulier. En effet, les années 60 et 70, qui ont vu la parution des premiers ouvrages majeurs de ces deux auteurs, furent celles du marxisme triomphant à l'université Française. Omniprésent dans les publications et les enseignements, le marxisme avait alors, en particulier au sein des facultés de sociologie, la place qu'occupe aujourd'hui l'école néoclassique dans les facultés d'économie, c'est dire quelle était sa domination. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que et Bourdieu et Sainsaulieu laissent une place importante au structuralisme dans leur pensée. Il n'y a rien d'étonnant non plus à ce qu'ils se soient tous les deux intéressés au monde du travail. Non seulement les années soixante ont vu la naissance de la sociologie industrielle, mais les années soixante-dix l'ont vu devenir la sociologie du travail, alors que naissait la sociologie des organisations. Quoi de plus naturel que la question du travail suscite un tel engouement quand on sait quelle place elle occupe dans la problématique marxiste ?
Les travaux de Pierre Bourdieu sur le travail sont disséminés tout au long de son œuvre. On en trouve en particulier dans Algérie 60 ou dans Les structures sociales de l'économie (préparé dès le début des années quatre-vingt). C'est aussi dans les années 70 que Bourdieu met au point le modèle théorique, avec La distinction (1970) entre autres, et les outils qu'il utilisera pour étudier le monde du travail. Quant à Sainsaulieu, l'ensemble de son œuvre est consacrée au monde du travail et on s'intéressera ici à son ouvrage majeur, L'identité au travail (1977). A la première lecture, les travaux de Pierre Bourdieu et de Renaud Sainsaulieu présentent beaucoup de similitudes. Cela est d'autant plus étonnant que ces deux auteurs n'occupent pas les mêmes espaces institutionnels dans le monde universitaire, et qu'ils ne font pratiquement jamais référence l'un à l'autre (le nom de Bourdieu n'apparaît qu'une fois dans L'identité au travail, et il faut pour cela attendre la postface rajoutée en 1986). Les similitudes observables sont donc quelque peu alarmantes : la sociologie et les sociologues Français des années 60-70 auraient-ils été à ce point formatés que rien ne sépare deux auteurs si différents que Bourdieu et Sainsaulieu ?
Avant tout, il s'agit de justifier cette interrogation, car il est vrai qu'il y a chez ces deux sociologues des similitudes. Cependant, il suffit de se plonger un peu plus avant dans Sainsaulieu pour comprendre qu'il a choisi une voie différente de Bourdieu en donnant une place primordiale à la notion de stratégie. Cela ne veut pas pour autant dire que ce choix soit le plus pertinent car, loin de reprendre la vulgate marxiste, Bourdieu a refondé sa pensée structuraliste en l'enrichissant et en l'amendant.
[...] Par exemple, son interprétation du retrait est plus convaincante. On a vu que les deux auteurs observaient la même dynamique de retrait chez les OS. Pour Bourdieu, si il y a retrait c'est que certaines des attentes liées au travail sont insatisfaites, insatisfaction qui s'explique par la non concordance de l'habitus de l'individu et de la réalité du travail. Sainsaulieu, lui, analyse le retrait comme un refus stratégique de s'engager dans des relations humaines avec le collectif. Sa façon d'expliquer ce refus est plus complète que celle de Bourdieu : on peut l'expliquer par les conditions de travail. [...]
[...] Pour Pierre Bourdieu, la socialisation est un processus d'incorporation des habitus. Par conséquent, les ouvriers soumis aux mêmes contraintes structurelles (conditions de travail, contexte économique ) finissent par partager un habitus commun très fort et très présent. Pour peu qu'ils en prennent conscience, on peut parler de classe sociale au sens le plus fort du terme, à savoir le sens marxiste. Chez Sainsaulieu, il est vrai que le langage employé est moins direct que celui de Bourdieu. Mais dans L'identité au travail, le chapitre 8 compte une vingtaine de pages uniquement concernée à la lecture dialectique et marxiste du travail ; de même, tout l'ouvrage repose sur l'idée que le travail tel qu'il est vécu par les travailleurs les plus modestes est aliénant et sans intérêt pour l'individu. [...]
[...] On peut en conclure que la vision du travail dans la sociologie française est profondément marquée par le structuralisme marxiste, à tel point que deux auteurs si différents semblent dire la même chose. II. Bien évidemment, il ne faut pas tirer de telles conclusions, ne serait- ce que parce qu'une lecture un peu plus attentive de L'identité au travail leur enlève toute pertinence. En effet, Sainsaulieu se démarque clairement du structuralisme, et ce bien plus facilement que Bourdieu, du moins en apparence. Cette libération du structuralisme se fait par le recours massif et quasiment systématique à l'analyse stratégique. [...]
[...] L'individu intègre progressivement un habitus sui se crée en deux temps : par l'éducation, c'est le donné social qui compose chacun, et par l'action des contraintes structurelles du milieu dans lequel il évolue. Bourdieu ne fait pas, comme Sainsaulieu, abstraction de la genèse de la socialisation. Certes, il y a un état de la structure déterminant. Certes, les agents sont des stratèges qui disposent d'un espace de liberté certain dans le cadre de cette structure. Mais le monde social ne se compose pas de donnés bruts. [...]
[...] Tout d'abord, il manque cruellement à Sainsaulieu une vision interactionniste du travail. Non pas qu'il faille se convertir à cette école, mais elle a mis au point des concepts et des protocoles d'enquête intéressants. Bourdieu a prouvé depuis qu'il savait adopter, du moins temporairement, un point de vue interactionniste pour renforcer les conclusions de ses modèles (cf Les structures sociales de l'économie, chapitre ; l'absence de point de vue interactionniste est donc d'autant plus grave pour Sainsaulieu, surtout lorsqu'il affirme qu'il faut savoir raisonner en termes de cadres d'action, alors qu'il ne s'en donne pas tous les moyens appropriés. [...]
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