Comme le disait Freud dans son ouvrage sur le totémisme, l'art n'a certainement pas été inventé pour l'art en lui-même. Nombreuses sont les civilisations de par le monde à avoir fait usage du tatouage et autres marques corporelles - tels la scarification ou le piercing - pour exprimer toute une organisation sociale, souvent indissociable de croyances religieuses qui ne pouvaient s'exprimer par l'écriture. L'art, la magie et la religion n'étant pas dissociés, le tatouage reflétait ainsi la croyance en l'existence de forces surnaturelles et la possibilité d'influer d'une manière ou d'une autre sur celles-ci. Dans la vision du monde holistique des religions animistes et polythéistes, l'individu fait à la fois partie des mondes naturels et surnaturels qui coexistent en parallèle; transformer définitivement le corps par un tatouage a donc une influence sur le statut spirituel de son porteur.
A l'origine de la mauvaise réputation du tatouage, il y a le conflit entre les religions animistes, polythéistes, et les religions monothéistes, qui cherchèrent à imposer un modèle où l'âme et le corps sont séparés. Un modèle où l'enveloppe charnelle, créée à l'image de Dieu (Genèse I, 26-27), ne peut être altérée que par Sa volonté : « Vous ne vous ferez pas d'incision dans le corps pour un mort et vous ne ferez pas dessiner des tatouages sur le corps » précise le Lévitique (19-28), un ordre répété dans le Deutéronome (14-1).
Cependant, il est sans doute plus que révélateur de noter que cette interdiction théologique ne s'applique pas au marquage pénal et institutionnel, perpétuation à travers les siècles de l'usage traditionnel du tatouage par les grandes civilisations antiques scripturaires. Au contraire, la condamnation théologique vient renforcer le rôle de stigmatisation du tatouage. Celui-ci devient une marque d'infamie, symbole du contrôle de la société sur ses éléments marginaux et contestataires du système (non conformes au système dominant). De multiples significations ont été par la suite apportées au tatouage. Mon propos n'est pas de traiter de la mode du tatouage chez les aristocrates, ou du tatouage corporatif chez les compagnons, les marins ou encore les soldats, bien que leur usage révèle certaines caractéristiques communes avec mon sujet. Ce qui m'intéresse ici, c'est d'étudier la réappropriation du tatouage par les marginaux : comment passer d'un rejet par la société à un rejet de la société ; comment faire d'un symbole de possession, d'autorité et de contrôle, un symbole de libre arbitre, d'identité et d'indépendance face au système.
[...] Maertens, l'interdiction du tatouage par les religions juive et chrétienne en Europe –puis dans les colonies- n'a été qu'un argument supplémentaire, de nature théologique, en faveur de l'impérialisme scripturaire Organisant le monde autour d'un Créateur révélé par les Écritures saintes, ces sociétés instaurent une hiérarchie du pouvoir où le despote vient immédiatement après Dieu. L'individu n'est plus en communication directe avec les esprits à travers son corps, mais est soumis à l'Absent, relayé par le système dominant. La marque de possession ou de conquête Dans les grandes civilisations antiques, l'usage du tatouage sous forme de lettres permet ainsi de marquer la propriété –d'un maître, de l'Etat- sur l'individu. [...]
[...] J.T.MARTENS, Le dessein sur la peau, Ed Aubier Montaigne p 73 J.PIERRAT, E.GUILLON, Les hommes illustrés : le tatouage des origines à nos jours, Ed Larivière p3 Cela allait du marquage au fer rouge aux aiguilles combinées en forme de lettres. La plaie était ensuite soit enduite d'une mixture d'indigo et de noir de fumée, soit saupoudrée de poudre à canon et enflammée ! D.LEBRETON, Signes d'identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Ed Métailié p33 J.PIERRAT, E.GUILLON, Les hommes illustrés : le tatouage des origines à nos jours, Ed Larivière p33 D.LEBRETON, Signes d'identité. [...]
[...] Derrière cette marque d'infamie, on décèle également le mépris et le rejet des classes populaires, perçues comme dangereuses, corrompues et barbares, par la couche dirigeante, qui cherche à instaurer une différence claire et précise entre elle et ces sauvages de l'intérieur cette humanité inachevée selon les propos du célèbre criminologue du tournant du siècle, Lombroso[7]. Ce qui fait la véritable infamie de cette marque, c'est son indélébilité, son statut définitif sans espoir de pardon. Peu de temps avant son abolition en France en 1832, un magistrat s'interroge sur les conséquences de cette marque : Cette marque indélébile, qui sépare à jamais le condamné du reste de ses semblables, ne le force-t-elle pas à en devenir l'ennemi, et l'ennemi implacable ? I. [...]
[...] Interdit dans les bagnes et les prisons, le tatouage devient un symbole de transgression, qui se traduit souvent par des moqueries du système. Ce signe de défi de la part des criminels est vite devenu une tradition symbolique d'appartenance, de revendication et de résistance à l'oppression. Toute une série de symboles codés de la pègre se met en place, tel le signifiant mort aux vaches pour désigner les traîtres (souvent des prostituées) ; mieux vaut mourir que trahir mot d'ordre de la pègre ; sans pitié ou ne pardonne jamais pour refléter la volonté de se faire justice soi-même ; ou encore les 5points sur le poignet pour désigner une personne entre quatre murs. [...]
[...] Tatouage et répression en Europe : la révolte à fleur de peau Comme le disait Freud dans son ouvrage sur le totémisme[1], l'art n'a certainement pas été inventé pour l'art en lui-même. Nombreuses sont les civilisations de par le monde à avoir fait usage du tatouage et autres marques corporelles -tels la scarification ou le piercing- pour exprimer toute une organisation sociale, souvent indissociable de croyances religieuses qui ne pouvaient s'exprimer par l'écriture. L'art, la magie et la religion n'étant pas dissociés, le tatouage reflétait ainsi la croyance en l'existence de forces surnaturelles et la possibilité d'influer d'une manière ou d'une autre sur celles-ci. [...]
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