Pourquoi des groupes sociaux sont-ils dépréciés, dévalorisés, rejetés, exclus, affublés de noms dépréciatifs? Est-ce leur nature même, leur infériorité objective par rapport aux groupes intégrés à la société qui leur vaudrait ce sort? Autrement dit, y aurait-il des groupes sociaux aptes à dominer, et d'autres tout juste bons à être dominés? L'histoire de notre monde occidental est tissée de ces convictions. Nous rejetons l'autre, et nous le rejetons d'autant plus qu'il est différent: sa couleur de peau est différente, il sent mauvais, il s'habille différemment, autant de signes qui montrent bien évidemment son infériorité. Mais d'où peut donc bien venir notre faculté à réduire l'identité des autres à ces signes visuels, à ces stigmates, au lieu de percevoir tous les points communs qui nous unissent, d'où toujours cette volonté classificatrice, pour savoir qui est “meilleur”, au lieu de simplement constater que nous sommes différents? Y a-t-il une logique, ou la stigmatisation d'un groupe est-elle uniquement la somme de préjugés individuels? Le corpus proposé pour aborder ces questions est composé de textes d'origines et d'orientations variées. Norbert Elias, dans son Introduction, en réalité postérieure de dix ans au texte qu'elle introduit, propose une réflexion sur la production de l'exclusion et de la stigmatisation d'un groupe social à travers l'observation des relations entre établis et marginaux du microcosme de Winston Parva, érigé en paradigme empirique. Son approche est sociologique et permet de découvrir les causes sociales d'un fait social: l'exclusion par les habitants d'une petite ville des Etats-Unis d'une partie de la population. Le texte de Robert Gellately, “marginaux”, est une approche historienne de la manière dont le IIIè Reich s'est occupé de ses “marginaux”: qui sont-ils, quelles ont été les différentes mesures, par qui ont-elles été prises... Sa recherche (à partir des archives de la Gestapo notamment) est novatrice dans la mesure où elle fait apparaître ces mesures non pas seulement comme le fait d'une élite dirigeante, agissant à l'insu de la population, mais bien comme un mouvement national, accompagné d'une évolution de l'opinion publique, et de la construction d'une marginalité. Le dernier texte enfin, celui de Viktor Klemperer, a une double portée. Le style narratif est double: d'une part les pages du journal, tenu au jour le jour pendant ces dures années, d'autre part une distanciation par rapport à ces notes, une objectivation, et aussi une tentative d'explication. Le regard du philologue nous fait percevoir les spécificités de la langue totalitaire, les transformations de la langue qui accompagnent celle des consciences. L'intellectuel allemand nous fait vivre sa situation comme juif “en tant que participant à une relation établis-marginaux” comme pourrait le dire Norbert Elias. Le matériau sur lequel s'appuie Klemperer est accessible à tous: il s'agit de la langue parlée par tous en Allemagne pendant le IIIe Reich, cette langue telle qu'il l'entend dans la rue, dans les discours politiques, mais aussi telle qu'il la lit dans les journaux aussi bien sur les notices des médicaments.
Les textes se complètent donc: les approches et les ambitions sont différentes, ainsi que le contexte d'écriture. On peut noter une différence fondamentale entre les textes concernant l'Allemagne nazie et l'étude de Winston Parva: certes dans les deux cas une position dominante tient à l'écart une population exclue, mais si à Winston Parva une population installée cherche à interdire à de nouveaux arrivants toute légitimité, en Allemagne on cherche à exclure une partie de la population installée depuis des générations autrefois acceptée. Mais cette différence ne doit pas empêcher un rapprochement entre ces textes: au contraire, la comparaison peut permettre de dégager de traits communs aux mécanismes d'exclusion, ou tout du moins de vérifier la pertinence de ceux mis en évidence par Norbert Elias dans un autre contexte.
C'est donc à travers ces trois textes que nous essaierons simplement de répondre à la double question des raisons qui poussent des communautés à exclure des membres de leur sein, en les marquant de leur différence, et des moyens qu'elles utilisent pour cela.
[...] Pour objectiver ces différences entre les groupes sociaux, des marques visuelles sont inventées (port de l'étoile jaune pour les juifs, ou d'un rond de cuir pour les Burakumin cités par N. Elias), ainsi que des statuts juridiques. Quoique exclus, mis sur la touche, les marginaux font partie de la société qui les rejette, et c'est bien pour cela qu'ils lui posent problème. Mais ils définissent également ses contours par contrepoint, ou en étant l'image de “l'autre absolu” de ce que la société qui les rejette voudrait être. [...]
[...] La politique menée s'appuie sur une tradition scientifique et intellectuelle: de la recherche du surhomme, au Darwinisme et à l'eugénisme social . L'enfer est pavé de bonnes intentions. L'élimination de Juifs n'est pas dès le départ la principale préoccupation du régime, et Viktor Klemperer y voit au départ une erreur du régime. Les Allemands dans leur ensemble ne sont pas antisémites selon lui, et en accordant trop d'importance à l'exclusion des juifs, les dirigeants “courent à leur perte”. “Mais nous aussi sans doute avec ajoute-t-il. [...]
[...] L'éventail des mesures ségrégatives et répressives est vaste. Avant 1933, on se contente de mépriser ces “asociaux”, après cela, on “nettoie” les rues, on “purifie” la race. A mesure que le temps passe, les mesures sont plus sévères, une plus grande liberté est laissée à la Police, à la Gestapo comme à la Kripo. Au début on cherche à éduquer les déviants, à prévenir plutôt que guérir en cherchant les origines génétiques du crime, en stérilisant les criminels, puis on parque dans des camps, et enfin on élimine ce qui est un pour la société, une “souillure pour la race”. [...]
[...] Les logiques d'exclusion et de stigmatisation Pourquoi des groupes sociaux sont-ils dépréciés, dévalorisés, rejetés, exclus, affublés de noms dépréciatifs? Est-ce leur nature même, leur infériorité objective par rapport aux groupes intégrés à la société qui leur vaudrait ce sort? Autrement dit, y aurait-il des groupes sociaux aptes à dominer, et d'autres tout juste bons à être dominés? L'histoire de notre monde occidental est tissée de ces convictions. Nous rejetons l'autre, et nous le rejetons d'autant plus qu'il est différent: sa couleur de peau est différente, il sent mauvais, il s'habille différemment, autant de signes qui montrent bien évidemment son infériorité. [...]
[...] La mort devient un instrument rationnel pour soigner la société. La déportation des tziganes vient, elle en réponse aux demandes des maires, inquiets de voir ces groupes stationner sur leurs terrains. Ségrégation, déportation ne sont pas du fait d'une simple minorité, mais mettent en œuvre toute une partie de la population: médecins, spécialistes, généticiens, avec l'appui de la majorité. Exclusion et stigmatisation sont donc des processus lents, marques de la supériorité d'un groupe sur un autre, au moins du point de vue de la cohésion de ses membres, et contre lequel les populations visées se révèlent impuissantes. [...]
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