Le XIX° siècle fut celui d'un tournant des sociétés occidentales modernes, caractérisées par Louis Dumont comme étant des « sociétés individualistes ». En effet, l'histoire politique et sociale fut bouleversée par une économie de plus en plus industrialisée et capitaliste qui devait faire ressortir le caractère structurel du problème de la pauvreté pour le transformer en véritable question sociale. Cela revenait à se demander comment, à cette époque, on en est passé d'un gouvernement des pauvres, confondu avec la nécessité du travail d'une part et l'encadrement moral d'autre part, à l'émergence de cette question sociale comme problème de gouvernementalisme général se réfléchissant dans le concept de solidarité et les difficultés mises en avant par le discours sociologique naissant. Car, il s'est agi alors, et notamment en France, de trouver une formule politique et sociale apte à concilier l'individualisme ambiant de ces « sociétés d'individus » avec l'exigence pressante à l'époque de préservation du lien social. Mais alors la scène politique française se scindait en deux grandes réponses antithétiques, l'individualisme libéral et le collectivisme socialiste, qui peinaient à trouver une solution satisfaisant à la fois les deux exigences en terme de liberté et de cohésion sociale. Le solidarisme fut l'une des réponses d'un radical français, Léon Bourgeois, à la fois homme politique, acteur social et penseur de la III° République, dans son ouvrage Solidarité (1896), et qui se voulait un dépassement de cette dichotomie politique (bien qu'en réalité son impact pratique fut limité). La solidarité désignait alors la valeur citoyenne qui selon lui devait s'imposer à partir du fait de l'interdépendance des hommes entre eux. Dans cette optique, tout le problème est de savoir quel nouvel individu promeut le solidarisme afin d'assurer ce « quasi- contrat social » que constitue cette solidarité à la fois naturelle et obligatoire de chaque citoyen envers son semblable, mais aussi ce devoir de tous envers l'humanité tout entière. Comment Bourgeois dépasse- t- il donc la définition libérale trop étroite d'un individu exclusivement tourné sur lui- même et indépendant, mais aussi la réponse socialiste résorbant l'individu dans le tout social ? Quels enjeux politiques et sociaux a donc eu cette définition d'une nouvelle figure de l'individu permise par le développement des sciences humaines ?
[...] 34) La conception sociologique d'une société des individus doit permettre de produire une lecture différente du pouvoir en jeu dans la société. L'Etat est désacralisé par Bourgeois, il n'existe pas en dehors de l'association citoyenne qui le constitue. Aussi l'Etat, comme sujet de droits distincts ou comme puissance supérieure subordonnant l'homme, disparaît- il (grâce à la connaissance des lois de la solidarité naturelle). L'Etat est une création des hommes Il n'est pas un être et n'a donc pas de droits. [...]
[...] Faute de respecter ces exigences, on aboutit selon Leroux à une conception des hommes non comme des êtres semblables, mais des êtres homogènes, que rien ne relie, et entre lesquels il n'y a d'autre mesure commune que l'abstraction que l'on a conservée, soit connaissance, soit sentiment, soit sensation. (p. 113) Leroux entend donc compléter cette définition par celle proposée par les Anciens (Aristote, par exemple), comme animal sociable et politique Or, cette définition est elle aussi incomplète, ne tenant pas compte de l'essentielle perfectibilité humaine, sur laquelle Leroux insiste fortement. Une telle thèse doit permettre, selon Leroux, et on la retrouve sous la forme évolutionniste chez Bourgeois, d' établir certaines vérités sur la relation de l'homme avec ses semblables (p. 125). [...]
[...] Le collectivisme nie en effet l'expression société des individus Encore une fois, l'importance de l'aspect économique de la vie sociale est mise en avant. Car, ces deux doctrines opposées partent du fait que, socialement, être un individu, c'est être indépendant ou non économiquement, c'est avoir de quoi assurer sa subsistance, ce qui passe par la propriété. Mais pour les socialistes, la propriété privée ne suffit plus à assurer le support nécessaire à tous les individus, le socialisme conçoit donc un autre type de propriété : les propriétés sociales, qui s'appuient sur un Etat social. [...]
[...] ( Or, la question est de savoir ce que la réponse de Bourgeois a de particulier. Ce que le libéralisme condamne en se fondant sur l'individu indépendant Bourgeois critique la doctrine des économistes, c'est- à- dire la doctrine libérale, au chapitre 2 de Solidarité, comme condamnant toute intervention de l'Etat dans le jeu des phénomènes de production, de distribution et de consommation de la richesse Mais, là où les libéraux ont raison, c'est quand ils établissent leur doctrine en fonction de lois, c'est- à- dire selon la méthode scientifique prônée par Bourgeois. [...]
[...] C'est, selon l'expression de Comte, que cite Bourgeois, le fait que l'humanité est faite de plus de morts que de vivants De là, Leroux peut conclure le mutuel appui que doivent se porter la définition psychologique et la définition philosophique de l'homme afin d'affirmer son essentielle perfectibilité, à la fois individuelle et spécifique. Or, Bourgeois lui aussi conçoit une humanité au sens large. La notion de similitude semblables qui apparaît à la page 19 de Solidarité, a une grande importance dans la thèse de Bourgeois. Mais il en fait un emploi tout à fait différent qu'un Durkheim, par exemple. Il s'agit d'une similitude spécifique, et non pas entre certaines catégories d'individus. [...]
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