Alain Ehrenberg publie en 1998 "La fatigue d'être soi. Dépression et société", dernier volet d'une "trilogie" qui, après "Le Culte de la performance" et "L'individu incertain", s'attache à dépeindre les évolutions qu'a connu l'individu contemporain. Dans sa dernière enquête, A. Ehrenberg croise l'histoire de la psychiatrie et celle des modes de vie pour saisir pourquoi et comment la dépression s'est imposée comme notre principal malheur intime et pour appréhender dans quelle mesure elle est révélatrice des mutations de l'individualité à la fin du XXe siècle. Il tend ainsi à insérer la dépression dans le contexte des transformations des normes sociales : la norme ne serait plus fondée sur la culpabilité et la discipline, mais sur la responsabilité et l'initiative.
[...] Le ressentiment se tourne envers soi-même (la dépression est une autoagression). L'école connaît aussi des transformations analogues. Dans les années 1960, la sélection sociale s'opérait largement en amont de l'école. Aujourd'hui, comme le montre unanimement la sociologie de l'éducation, la massification de la population lycéenne conduit à ce que la sélection s'opère tout au long du cursus scolaire. Parallèlement, une exacerbation des impératifs de réussite individuelle et scolaire s'abat sur les enfants et les adolescents. Les exigences qui pèsent sur l'élève s'accroissent tandis qu'il assume lui-même la responsabilité de ses échecs, ce qui ne va pas sans engendrer des formes de stigmatisation personnelle. [...]
[...] La culture politique de cette société se singularise par le face-à-face individu/Etat. Le citoyen relève de la sphère publique, qui est l'espace de l'égalité et de la liberté, l'individu de la sphère privée, qui est l'espace de la hiérarchie et de la dépendance. Cette perception de l'individu rejoint ce que Georges Simmel qualifie d'“ individualisme de la similitude dans lequel est enjeu la promotion de ce qui est commun aux hommes, à savoir la raison ; on a affaire à un homme universel François de Singly nomme cette figure de l'individualisme d' individu total car, à cette époque, chacun n'est défini que par le rôle qu'il doit jouer dans l'institution. [...]
[...] L'individualisation de l'action engendre des pressions nouvelles sur l'individualité qui doit assurer en permanence là où elle se contentait d'obéir. Les antidépresseurs deviennent donc des régulateurs de l'action et le Prozac la pilule de l'initiative. Etre guéri signifie alors retrouver un pouvoir sur soi, être performant à nouveau. Mais A. Ehrenberg est plutôt pessimiste quant à la possible guérison des dépressifs. Selon lui, tout est soignable, rien n'est guérissable Ce bilan défaitiste se retrouve dans la qualification de la seconde vague d'émancipation comme l'ère du rien n'est possible tandis que la première était le reflet du tout est possible Si l'émancipation a sorti l'individu des drames de la culpabilité et de l'obéissance, elle l'a, en échange, conduit à ceux de la responsabilité et de l'action. [...]
[...] L'entreprise est l'antichambre de la dépression nerveuse. L'épanouissement personnel passerait donc par un choix de vie autonome qui associerait les modèles d'action de ces deux personnages clefs : c'est l'idéal existentiel de la réussite. Cependant, face à la montée des inégalités, l'accès à la réussite est biaisé. En effet, à diplôme et à origine sociale équivalents, l'accroissement des inégalités de réussite ne peut qu'augmenter les frustrations et les blessures d'amour propre car c'est mon voisin, et non mon lointain, qui m'est supérieur ou inférieur. [...]
[...] La violence constitue un supplément d'identité sociale pour ceux qui ne pensent pas pouvoir la trouver ailleurs. C'est une dérive du sentiment de reconnaissance. En étant le plus violent possible, le hooligan espère être reconnu comme quelqu'un de fort et de puissant. Dans les deux cas on a affaire à la figure d'un compétiteur s'opposant aux autres d'individus afin d'être le meilleur (dans le sport ou dans la violence) et d'atteindre ainsi sa figure idéale de lui-même. L'évolution de l'individualité se retrouve dans le milieu du sport, mais aussi au niveau économique. [...]
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