Émile Durkheim, "Les règles de la méthode sociologique"
Max Weber, "Essais sur la théorie de la science"
Émile Durkheim et Max Weber font figure de pères incontestés de la sociologie moderne. Fondateurs d'une méthode et de concepts, ils créent une discipline en en développant les enjeux intellectuels et en la pratiquant empiriquement. Il est commun de les associer en tant qu'ils incarnent les deux pôles d'interprétation du monde social, l'un par le groupe, l'autre par l'individu. Ne soupçonnant pas leur existence respective, mais tous deux réactifs à des auteurs communs, ils élaborèrent une série de règles et d'expériences visant à faire de la sociologie une science singulière. Lorsque Durkheim insiste sur la particularité de cette science sociale (« La sociologie n'est l'annexe d'aucune autre science ; elle est elle-même une science distincte et autonome »), Weber met l'accent sur la nouveauté de celle-ci (« ce n'est que là où l'on s'occupe d'un problème nouveau avec une méthode nouvelle et où l'on découvre de cette façon des vérités qui ouvrent de nouveaux horizons importants que naît aussi une science nouvelle »). Voilà donc un point d'accord clair – même s'il connaît des modalités différentes – qui nuance immédiatement la thèse traditionnelle d'un antagonisme indépassable entre les deux auteurs. Durkheim holiste contre Weber individualiste, telle est la réalité qui saute aux yeux du lecteur dès les premières pages de leurs ouvrages méthodologiques. Victor Karady, ou plus récemment Laurent Mucchielli, ont atténué la bipolarisation hâtive entre Weber et Durkheim et ont souligné l'utilisation par les héritiers intellectuels de l'opposition de l'un contre l'autre pour légitimer leur propre tentative de singularisation. En dehors des débats historiographiques, il faut comprendre ce que chacun représente méthodologiquement pour la sociologie, et s'interroger sur la nature même de leur démarche : ont-ils tous deux les mêmes objectifs et quels sont les moyens pour les atteindre ? En quoi leurs postulats sont intrinsèquement différents et qu'est-ce que cela suppose pour la même science qu'ils sont censés fonder ? En effet, si l'un comme l'autre s'affairent à la rationalisation d'une nouvelle science sociale, ils partent initialement dans des directions si diamétralement opposées, qu'il semble impossible que nous ne les considérions que comme deux facettes d'une même sociologie. Pour discuter ces considérations, il convient de mettre en évidence tout d'abord la similitude des aspirations et des luttes pour autonomiser leur science (I), puis l'opposition fondatrice quant à l'appréhension du monde social (II), et enfin les perspectives méthodologiques singulières qu'ils proposent (III).
[...] Nous verrons néanmoins que l'un et l'autre sont plus nuancés dans les enjeux méthodologiques que cela suppose. Weber, donc, part des individus et de leurs interactions pour fonder la sociologie. Il indique dans son troisième essai que la sociologie compréhensive considère l'individu isolé et son activité comme unité de base, son atome et il ajoute l'individu forme la limite supérieure ( car il est l'unique porteur d'un comportement significatif Il retourne alors la conception de Durkheim en expliquant que tout procède des activités humaines, niant ainsi la possibilité d'une conscience supérieure. [...]
[...] En effet Durkheim pose comme matrice de compréhension l'antériorité, la supériorité et la force de coercition du tout social sur l'individu. Le fait social, par définition l'objet de la sociologie, trouve son origine ultime dans des lois extérieures à l'individu ; la société n'est en soi pas la somme des parties qui la composent, mais possède une autonomie propre. Et ceci lui confère un pouvoir naturel de contrainte sur les individus, c'est-à-dire qu'elle leur impose des manières de penser et d'agir. [...]
[...] Weber, p.344-345 Weber, p.345 Voir notamment les pages 347 à 398 (Weber) Boudon et Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, 3ème ed p.4-5 Voir la définition de l'idéaltype et de la méthode idéaltypique aux pages 181 à 183 (Weber) Durkheim, p.124 et 127 Voir notamment Durkheim, p.130-131 Weber, p.153-154 : Dès que l'on a prouvé par les moyens de l'induction amplifiante historique que la légalité d'une connexion causale vaut sans exception ( ) on admet que tous les cas semblables ( ) se subordonnent à la formule trouvée. ( ) l'accidentel pour cette raison est négligeable. Boudon et Bourricaud, p.5 Weber, p.135-136 Weber, p.152 Durkheim, p.44 et 36 Weber, p.165 Voir notamment Weber, p.350-352 Durkheim, p.XIV Ce qu'elle réclame [notre règle], c'est que le sociologue se mette dans l'état d'esprit où sont physiciens, chimistes, physiologistes, quand ils s'engagent dans une région, encore inexplorée, de leur domaine scientifique.( ) Il faut qu'ils se tiennent prêt à faire des découvertes qui le surprendront et le déconcerteront. [...]
[...] Souvent même, cette nécessité est telle que nous ne pouvons pas y échapper Néanmoins, il est évident qu'il admet la nécessité des consciences individuelles, mais il les considère comme insuffisantes pour produire un fait social[17]. En plus des très nombreuses métaphores médicales qui expriment à mon sens, j'y reviendrai, sa pensée politique Durkheim décrit de manière tout à fait singulière la naissance d'un être nouveau, dont nos consciences fusionnées ont donné vie malgré elles, et qui incarne l'activité sociale[18]. Quoi de plus éloigné de Weber. [...]
[...] S'il est impossible de l'affirmer empiriquement, il faut alors chercher C qui produit A et B ou en est l'intermédiaire[25]. Weber de son côté dénonce au contraire cette tendance à chercher la cause première d'un fait, impossible selon lui au regard de l'infinité des sciences humaines. Il considère que cette scientifisation de la connexion causale balaie la réalité individuelle au profit d'une généralisation outrancière[26]. Weber est partisan d'une sociologie compréhensive, c'est-à- dire rendre compte d'une action se mettre à la place de l'acteur tout en prenant conscience des différences qui distinguent sa situation propre de celle de l'observé et en mettant en évidence les invariants de l'activité individuelle Plus sophistiquée, l'approche wébérienne consacre le sens subjectivement vécu au détriment du raisonnement causal. [...]
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