« L'Ennui naquit un jour de l'Université », fait dire Balzac au personnage de Mistigris dans Un début dans la vie [cité par Nordon, 1998, p.13], et Jules Vallès [1999] dédiera son livre l'Enfant, en 1875, « à tous ceux qui crevèrent d'ennui au collège. » A première vue, il semble que l'ennui et l'école soient inséparables. D'ailleurs, ne qualifie-t-on pas de « scolaire » un exercice pour montrer qu'il est ennuyeux ? Selon G. Brisac [1992, p. 18], la salle de classe est la représentation même de l'ennui dans la vie sociale : instinctivement, les gens associeraient l'ennui à l'école, et l'image qui leur viendrait le plus spontanément à l'esprit serait celle où un élève, assis dans le fond de la classe, a l'œil rivé sur la pendule. « L'espace de la classe est l'espace suprême de l'attente collective et propédeutique. On attend le prof, on attend qu'il ait fini, on attend le résultat de l'interrogation, on attend un regard, on attend que la vie commence. L'autre, celle du dehors… » En 1981, M. Coutty [1981] remarque lui aussi que ce qui domine dans les lycées, c'est l'ennui. Une vingtaine d'années plus tard, force est de constater que les choses ne semblent guère avoir changées.
L'intérêt de ce bref détour historique n'était pas de céder à la nostalgie, ou d'ajouter une voix au concert des lamentations, mais au contraire de relativiser notre vision des choses, et de nous faire toucher du doigt l'ancienneté de la question de l'ennui en éducation. Ceci dit, révéler ainsi l'ancienneté du phénomène n'est pas une raison pour ne pas s'intéresser à l'ennui actuel. En effet, que les élèves s'ennuient, certes, ce n'est pas une attitude si nouvelle que cela, mais ce comportement aurait pris une ampleur et des formes inédites, plus inquiétantes. Le changement tiendrait par exemple dans la capacité de certains élèves d'aujourd'hui de claironner, haut et fort, « qu'ils s'en foutent », alors qu'auparavant, ils se seraient tus. L'ennui ne serait plus un non-dit, les élèves auraient plutôt tendance à l'afficher.
L'ennui à l'école n'est donc pas brutalement apparu dans les années 2000, mais il semble poser particulièrement problème de nos jours, et c'est cette situation que nous voulons analyser. En effet, alors même que l'ennui donne l'impression d'être inhérent à l'institution scolaire, presque rien n'a été dit sur la question. On a certes beaucoup parlé de la motivation des élèves, de leur démotivation, mais curieusement très peu de recherches ont porté sur l'ennui lui-même. Il n'existe d'ailleurs pas de définition de « l'ennui scolaire » qui serait reconnue par l'ensemble de la communauté scientifique.
Cette recherche sur l'ennui scolaire a vu le jour alors même que cette question avait à la fois la faveur de l'opinion publique, la faveur des décideurs, et qu'elle se situait à la pointe de l'actualité de la recherche scientifique.
On peut tout d'abord parler d'un « effet de mode » concernant cette notion. L'importance sociale de l'ennui scolaire se mesure, entre autres, au nombre de publications consacrées à ce thème. Or, les titres de différents livres ou articles récents sont éloquents : « Que pensent les élèves de l'école ? Ces longues journées enuilleuses », [Fohr, 2001], « Pour vaincre l'ennui à l'école !, Petit traité des remèdes à l'intention des usagers de l'école » [Moyne, 1996], « Ces enfants qui s'ennuient le lundi, Des remèdes à l'échec scolaire » [Paulhac, 2002], « Pourquoi vos enfants s'ennuient en classe, Une place pour chacun dans un collège pour tous » [Pierrelée, Baumier, 1999]… Cet engouement pour l'ennui s'inscrit aussi dans une perspective particulière : de plus en plus, on estime que ne pas ennuyer les élèves est une affaire de « dignité humaine » [Dubet, 1991, p. 302], car socialement, gâcher ainsi le temps des autres est considéré comme une faute. Cette vogue de l'ennui à l'école s'inscrit dans un contexte où, en général, on redécouvre l'importance de la notion. Des recherches sur ce sujet sont menées dans des domaines aussi différents que la sociologie, avec par exemple l'enquête de V. Nahoum-Grappe en 1995 sur « l'ennui ordinaire », la littérature, où un numéro spécial du Magazine littéraire en 2001 est consacré à l'ennui, la philosophie, comme le montre le numéro spécial de la revue Autrement [1998] dédiée à cette notion.
Le poids de l'ennui scolaire peut également se mesurer à l'aide de quelques chiffres. Selon une enquête sur les établissements d'enseignement privé publiée dans l'Ardennais du 22/05/02, un élève sur cinq s'ennuie à l'école primaire ; la proportion s'élève à 25% quand les enfants atteignent l'âge de 14 ans. Les deux tiers des jeunes de 11 à 15 ans s'ennuient à l'école, selon la dernière enquête du comité français d'éducation pour la santé, menée en 1998 auprès de 4 000 élèves des académies de Nancy et Toulouse. A 11 ans, les élèves qui déclarent ne s'ennuyer que rarement ou jamais à l'école sont à peine majoritaires (51,2%) ; à 15 ans, ils ne sont plus que 17,4%. Ainsi, 48,5% des jeunes de 11 ans disent aimer beaucoup l'école, contre 15,8% des jeunes de 15 ans. [Le Monde du 15/07/00, p.7]
Par ailleurs, à la fin des années 1990, des professionnels autoproclamés de la motivation [Prot, 1997], [Dalle, 1995], ont fait leur apparition afin d'aider les acteurs à se mobiliser ou à motiver les autres. Cette tentative n'est-elle pas un moyen pragmatique de résoudre ce qui apparaît de plus en plus comme un problème ?
Cette notion d'ennui scolaire a également la faveur des responsables au plus haut niveau dans l'Éducation Nationale : ainsi, dans les questionnaires de la consultation nationale des lycées de 1998, certaines questions évoquaient l'ennui des élèves, ce qui supposait que celui-ci était considéré d'emblée comme acquis et collectif. Pour l'institution, l'ennui est devenu le « risque numéro un » [Baumard, 2001]. A l'échelon régional, l'ennui demeure également une préoccupation des dirigeants. Par exemple, L'Ardennais du 11/10/02 titre « L'Université de Reims déclare la guerre à l'ennui » et explique que le président de l'Université entend bien promouvoir une faculté « où l'ennui n'est pas une matière obligatoire. » (p.10)
Quand nous parlons de l'ennui scolaire, nous désignons l'ennui qu'un élève peut éprouver à l'école. En réalité, le thème de l'ennui est aussi central chez les enseignants que chez les enseignés. L'ennui est ainsi une facette du « malaise enseignant » selon l'expression chère aux médias, et l'on retrouve régulièrement ce thème dans les ouvrages de certains professeurs qui expriment leur mal-être [Maschino, 1983], ou sous la plume de certains chercheurs [Perrenoud, 1984]. Cependant, même si les professeurs ne s'ennuyaient pas eux-mêmes, ils seraient tout de même très sensibles à l'ennui de leurs élèves. En effet, d'après l'enquête de la direction de l'Évaluation et de la prospective [in Antigny, 1994], l'un des premiers objectifs des professeurs débutants, parmi ceux qui sont le plus difficile à satisfaire, est d'intéresser et de motiver leurs élèves. Ce constat sur le terrain rejoint les remarques de Lessard et Tardif, [1999, p. 72] : « les élèves sont des « clients conscrits » : ils sont forcés d'aller à l'école ; le travail des enseignants consiste notamment à faire en sorte que l'obligation scolaire soit intériorisée par les élèves, ou du moins, supportée par eux. » Ces chercheurs mettent en évidence les demandes contradictoires qui sont adressées aux professeurs. A la fois, ils doivent contrôler les élèves, et à la fois ils sont obligés de les motiver intrinsèquement. C'est d'autant plus une nécessité de motiver intrinsèquement les élèves, et donc éviter qu'ils s'ennuient, quand on a pour objectif de les faire travailler et que les motivations extrinsèques, comme les notes et les diplômes, s'avèrent inefficaces. Dans certains cas, éviter que les élèves s'ennuient n'est pas un luxe, mais juste un moyen pour permettre que le cours se déroule normalement.
En matière de recherche scientifique, dans le monde de l'éducation, longtemps la question de l'ennui n'a guère été abordée. Par contre, son inverse, la motivation, a constitué un thème de prédilection dans les discours sur l'école. La motivation étant au cœur de l'apprentissage, elle s'est située tout naturellement au carrefour de tous les problèmes pédagogiques. On a donc toujours essayé de la faire naître chez l'élève que ce soit grâce à la pédagogie différenciée, à la gestion mentale, l'interdisciplinarité etc. On s'est certes penché sur le problème des élèves démotivés. Mais la démotivation et l'ennui, est ce vraiment la même chose ? L'ennui a toujours été envisagé comme l'inverse de la motivation. Or, on peut noter le décalage marquant entre le paradigme psychologique et la réalité vécue en classe. En effet, il semble indéniable, que, sur le terrain, l'ennui des élèves soit plus fréquent que leur motivation.
Certaines recherches récentes, en particulier celles qui sont centrées sur l'expérience scolaire (Dubet, Perrenoud, J-Y Rochex), montrent que l'ennui, loin d'être un phénomène inhabituel à l'école, serait plutôt la norme. Ainsi, Charlot, Bautier, Rochex, soulignent que « certains élèves, rappelons-le "aiment l'école", "adorent l'école". Mais la majorité des jeunes, lorsqu'ils parlent de l'école, nous disent la peur et l'ennui beaucoup plus que l'amour. » [1992, p. 53]. Dubet et Martuccelli [1996] font du désintérêt scolaire la 3ème figure de l'aliénation scolaire, celle qui caractérise les jeunes qui ne parviennent pas à se motiver, car rien de scolaire ne les intéresse vraiment. Le sociologue P. Perrenoud propose d'appréhender le mode même de l'apprentissage scolaire en s'appuyant sur le concept de « métier d'élève ». On est loin de l'image de l'élève qui apprend et réussit parce qu'il est motivé intrinsèquement par le savoir : il suffit, entre autres, que l'apprenant donne l'apparence d'être motivé pour réussir. Pour tous ces chercheurs, c'est la « motivation » qui apparaît comme exceptionnelle, et non l'ennui, y compris pour les bons élèves. Ne faudrait-il pas alors considérer la motivation, non comme une source, ce que fait la psychologie, mais au contraire comme un résultat et, partant de là, ne plus considérer simplement l'ennui comme un « manque de motivation » mais s'intéresser aussi à la façon dont il se construit ?
En effet, on a constaté depuis longtemps que les élèves s'ennuyaient. On a pu dire alors qu'ils n'étaient pas motivés. Parler ainsi de l'ennui en tant que « manque de motivation » n'a rien d'original : le « manque de motivation » est une formule habituelle pour « expliquer » un grand nombre de difficultés dans le fonctionnement de la personnalité. Mais une fois que l'on a décrété que les élèves manquaient de motivation, a-t-on vraiment mieux compris le problème soulevé par l'ennui ? En revanche, si on accepte de s'éloigner du paradigme psychologique pour adopter un cadre plus sociologique, on peut commencer par analyser l'ennui à l'école comme un comportement stratégique. Qu'y a-t-il à gagner à s'ennuyer ? L'ennui n'est plus seulement une carence mais également un concept que l'on peut utiliser pour revendiquer, pour prescrire, pour légitimer son action ou ses résultats. On peut également se demander dans quelle mesure l'ennui fait partie de l'expérience scolaire quotidienne des élèves, quelles formes il peut adopter, quelles causes l'engendreraient… Est-il toujours ce processus destructeur entre l'élève et son travail ?
Notre recherche s'est attachée à définir ce que pouvait être l'ennui scolaire. Mais l'ennui scolaire pouvait aussi bien se rencontrer à l'école primaire, qu'au collège, au lycée, voire dans l'enseignement supérieur… Nous nous sommes plus particulièrement intéressés à l'ennui des lycéens, tout simplement parce qu'un certain nombre d'études ([Harter, in Lieury et Fenouillet, 1996], [Dubet, Duru-Bellat, 2000]) montrent que l'ennui augmenterait avec l'âge. Le lycée était donc le lieu où nous étions le plus susceptibles de rencontrer des jeunes qui s'ennuyaient. Nous aurions certes pu étudier l'ennui dans les classes de techniciens supérieurs, mais la professionnalisation de ces filières est marquée : nous avions moins de chance d'y observer un ennui scolaire « ordinaire ».
Alberto Moravia [cité par G. de Van, 2001, p. 58] a pu écrire : « Il n'y a qu'une chose qui soit plus mystérieuse que la satisfaction, c'est l'insatisfaction ». Nous pensons qu'il en va de même pour la motivation et l'ennui. L'ennui à l'école est un mystère passionnant et profond que jusqu'à présent, on n'a fait qu'effleurer. Rien n'est ennuyeux en soi. Tout peut le devenir. La preuve : montrons que l'ennui à l'école est un sujet intéressant.
Nous allons exposer cette recherche en trois parties. La première est consacrée à la notion d'ennui scolaire. « L'ennui scolaire » n'est pas en effet un concept que le chercheur peut utiliser sans interroger plus avant la notion. Après avoir défini ce qu'était l'ennui dans des champs de recherche voisins (la psychologie, la littérature), nous centrerons notre propos sur l'interrogation suivante : « qu'est ce que l'ennui scolaire dans une perspective sociologique ? » Nous insisterons particulièrement sur les enjeux de cette notion. Après avoir posé un certain nombre d'éléments théoriques sur la question, nous serons alors en mesure d'analyser d'un point de vue empirique l'ennui scolaire, et plus précisément l'ennui des lycéens. La deuxième partie relate la méthodologie que nous avons suivie pour réaliser nos travaux sur le terrain, compte tenu des considérations théoriques que nous avions retenues dans la première partie. La troisième partie présente les résultats que nous avons obtenus. Enfin, si l'approche empirique apparaît ici comme consécutive au travail de construction théorique, c'est plus par commodité de présentation du propos, dans la mesure où, en réalité, ce sont en partie les données analysées qui nous ont amenés à repenser la problématique.
[...] Les professeurs donnent la motivation comme premier facteur expliquant la réussite scolaire. On peut remarquer que pour les enseignants, la motivation, l'intérêt et la curiosité sont à la fois les signes qui permettent de déduire la réussite de l'élève, et les qualités nécessaires pour permettre cette réussite. La motivation, l'intérêt et la curiosité constituent donc le résultat et ce que les professeurs cherchent à faire acquérir ou à développer. Quant aux autres facteurs de réussite, ce sont essentiellement les capacités de travail des élèves qui sont l'élément déterminant dans la réussite, puis, de façon à peu près égale, les qualités de l'enseignant, le milieu familial, le milieu scolaire. [...]
[...] Le lien qui unit métier d'élève et curriculum formel est sans doute plus ténu que les précédents. Il n'empêche que la façon dont les lycéens font leur métier conduit les responsables de l'Éducation Nationale à se faire une certaine image d'eux (par exemple celle d'un lycéen rationnel et utilitariste), qui influence alors la manière dont ils rédigent le curriculum formel On peut évidemment imaginer que les pratiques enseignantes arrivent à modifier le curriculum formel ce qui pourrait prendre la forme par exemple d'une consultation des professeurs. [...]
[...] Cela leur permet de s'autocréer et de s'autorenouveler. Maturana et Varela ont retenu le terme d'autopoïèse pour désigner cette capacité d'autoproduction par l'entremise d'un système de relations clos. Ils estiment que le but de ces systèmes est en fin de compte de se produire eux-mêmes, leur propre organisation et leur identité étant leurs produits les plus importants. Ce constat entraîne deux séries de conséquences : Ce ne serait pas tellement un ennui extérieur que l'on dénoncerait, mais son propre ennui que l'on projetterait sur le monde. [...]
[...] Dans certains établissements, la discipline en classe, préalable indispensable à tout enseignement, n'est pas assurée, il faut donc la restaurer, avant même d'envisager de transmettre des savoirs. Elle se fait espace d'accueil, de loisirs qui permet d'éviter l'enfermement du désœuvrement, de l'ennui dont on sait bien qu'ils sont à l'origine de la délinquance et de bon nombre de déviances. Il est clair que ce dispositif se rapproche de celui de l'école ouverte, sans le soutien scolaire qu'on envisagera dans le chapitre suivant. La philosophie est la même, les objectifs sont identiques. [...]
[...] A cette question, le Dr S. Clerget [2001, p. 55] répond par l'affirmative, en expliquant que, grâce à l'ennui, les adolescents se donnent inconsciemment l'illusion d'exercer un contrôle sur le temps qui passe. En faisant le mort, ils se protègent d'une certaine manière contre leur angoisse de mort. Comme s'ils se disaient : "Si je suis comme mort, je ne risque pas de mourir " La crise d'adolescence s'analyse alors comme un refus du monde adulte et la tentation de la régression jusqu'à la fascination ultime du retour au sein maternel et l'endormissement mortel. [...]
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