On s'est souvent servi des origines incertaines de l'étymologie pour définir la religion. En effet, selon Cicéron, le terme viendrait du verbe relegere, au sens de relire, revoir avec soin ; au contraire, la plupart des Anciens, comme St Augustin ou Lucrèce tirent religio de religare et y voient l'idée d'un lien d'union entre les hommes. Ces interprétations, dans leurs hésitations, sont intéressantes : si l'étymologie est contestable, il apparaît que revient fréquemment dans l'interprétation du terme « religion » la notion de lien et de communauté de fidèles. L'idée de cohésion et de rassemblement entre les hommes dans le cadre de la prière paraît donc prépondérante dans la construction de ce concept complexe qu'est la religion. Dès lors, nous pouvons nous demander si la religion est une affaire de groupe, et si elle n'a pour but que de créer et de renforcer la cohésion d'une communauté de fidèles ; ou si au contraire, la religion se vit différemment pour chaque individu, et a pour principe l'épanouissement de chaque fidèle à travers l'expérience de sa foi ? Ainsi l'existence de la religion peut se formuler de la sorte : la religion n'admet-elle qu'une fonction de cohésion sociale ?
[...] Cette deuxième source constitue la vraie religion pour Bergson, preuve que la fonction sociale que celle-ci peut véhiculer n'est finalement que secondaire. Elle pousse les hommes hors du cadre étroit de leur vie quotidienne, elle leur assigne des visées et des valeurs qui les forcent à se dépasser, à aller au-delà de leurs intérêts immédiats. Elle agit comme une véritable transcendance. La religion est une force d'invention ; elle découvre de nouvelles valeurs morales, donne la force à des comportements altruistes, ouvre au mystère de l'existence. [...]
[...] En effet, les croyances religieuses ne sont pas seulement admises à titre individuel, mais elles sont l'essence même du groupe et en font l'unité. Les fidèles traduisent la vision commune qu'ils ont du monde par des rites identiques ; partager la même religion, c'est partager la même vision du monde, le même point de vue et inévitablement se sentir liés par ces opinions communes. On ne saurait ainsi nier que la religion exerce une fonction de cohésion sociale, puisque les fidèles se trouvent réunis et rassemblés par une définition commune du monde extérieur. [...]
[...] De plus, même si on ne saurait concevoir une religion sans Eglise et sans communauté de fidèles, il apparaît que la religion est avant tout une affaire d'individus et non de groupe. En effet, il paraîtrait aberrant qu'un homme déclare : Mon ami adoptera la religion catholique, car j'appartiens moi-même à cette religion, et la plupart de notre entourage également. Personne ne peut croire à la place d'autrui : chacun décide, en son âme et conscience, d'adopter telle ou telle religion, et d'en suivre les rites. [...]
[...] Or cette conviction est en contradiction avec sa nature même d'être vivant. La religion va réagir contre cette pensée de la mort : l'idée d'une survie après la mort permet de compenser l'influence que pourrait avoir l'exercice d'une intelligence terrorisée par l'idée de la mort ou de l'échec. La première source de la religion statique est donc une sorte de volonté de se perpétuer par réaction contre la brièveté de la vie. Ici, la fonction de la religion apparaît là encore être essentiellement tournée vers l'individu ; elle n'implique aucunement l'intervention d'un groupe. [...]
[...] En effet, on ne saurait nier que la religion contribue grandement à l'élaboration des règles d'une société ; de plus, elle permet à toute une communauté de fidèles de se découvrir une vision du monde commune, et ainsi donc d'être liés et soudés au-delà des différences sociales. Toutefois, on ne saurait occulter la fonction profondément humaine de la religion, à savoir atténuer pour l'homme la crainte de la mort et provoquer son épanouissement personnel en lui permettant de dépasser son cadre de vie quotidien. Ainsi, la fonction de cohésion sociale de la religion est certes indéniable, mais elle ne saurait en aucun cas constituer l'essence même de la religion. [...]
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