[...] Dans mon activité d'addictologue, je m'entretiens chaque jour avec des patients demandant de l'aide pour quitter cette dépendance qui fait des ravages dans leurs corps et les empêche de mener une vie personnelle et sociale harmonieuse. Qu'il s'agisse d'alcool, de cocaïne ou de cannabis, leur discours est similaire : le produit a envahi leur être, ils en souffrent mais entrevoient difficilement la possibilité d'un futur totalement sans produit. Ils le souhaitent pourtant, ils en rêvent, mais conçoivent cette rupture comme une lutte de tous les instants, recherchant chez le soignant des recettes pour ne pas rechuter, pour « tenir le coup ».
Le maître mot, celui qui revient sans cesse, c'est la « volonté ».
[...] Nombreux sont les patients qui rapportent le vécu suivant : après une cure de sevrage, ils ont mené une existence sans produits psychotropes pendant de nombreux mois, voire des années. De cette période, ils retiennent une sensation de bien-être, de bonheur retrouvé. La confiance de leur entourage qui revenait peu à peu, de meilleurs investissements dans leur activité professionnelle, une joie de vivre qu'ils avaient perdue pendant leur alcoolisation. Mais pourtant, un beau jour, ils ont recommencé à boire. Parfois pour se tester, par excès de confiance et dans l'illusion d'avoir guéri de leur maladie addictive. Parfois également suite à des événements de vie qui ont remis à jour leur souffrance existentielle. Très vite, à cause notamment de phénomènes physiologiques dus au produit, ils retournent à leur mode de consommation passé, s'isolent à nouveau du monde qui les entoure et retrouvent leurs difficultés et la souffrance. Ils culpabilisent beaucoup et éprouvent une grande nostalgie envers cette période de mieux être psychologique et social qu'ils aspirent à regagner très vite.
Pourquoi ont-ils repris contre toute logique et tout raisonnement ? La seule réponse raisonnable est de dire qu'ils ont rebu parce qu'ils en ont brutalement ou progressivement éprouvé à nouveau l'envie.
[...] Pour illustrer le conflit psychique au coeur du modèle de Fédida dans le temps de l'abstinence, je souhaiterais présenter le cas d'un patient actuellement hospitalisé. Alcoolodépendant, il présente un trouble bipolaire assez spécifique dans la mesure où l'humeur dépressive à tonalité mélancolique est la règle, de rares et brèves poussées hypomaniaques euphorisantes constituant l'exception. Ce patient affirme ne jamais vivre de périodes où il ressentirait son humeur comme « normale ».
Son discours va très vite montrer qu'il n'a aucune confiance dans la médecine et qu'il accepte un suivi en psychiatrie uniquement pour satisfaire à la demande pressante de son entourage. Son « addiction d'absence » aux thérapeutes se manifeste par une annulation fréquente des rendez-vous et une inobservance aux médicaments supposés réguler son humeur. Il révèle en fait qu'il est incapable de faire le deuil de ces périodes hypomaniaques qui lui redonnent à chaque fois le désir et la volonté d'agir, étant le reste du temps totalement inactif. (...)
[...] Il reproche principalement à ces théories de ne pas prendre en compte les caractéristiques pharmacologiques de chaque produit ainsi que les effets recherchés et obtenus, très différents d'un consommateur à l'autre ; en d'autres termes, il 51 FEDIDA Pierre, L'addiction d'absence, l'attente de personne, in Cliniques Méditerranéennes p 9-21 54/87 nous met en garde contre la tentation réductionniste de précipiter le recours à une sorte de métapsychologie générale de la détresse et du besoin qui semble s'y traduire Pour comprendre le phénomène d'addiction, l'auteur suggère de le considérer dans son ensemble et surtout dans sa diversité; c'est dans cette approche clinique que le thérapeute pourra appréhender les processus psychiques en présence. Comme nous l'avons déjà précisé dans l'introduction, l'auteur considère l'addiction comme un phénomène plutôt que comme un symptôme, selon la distinction établie par H. Tellenbach52 entre les deux concepts. Le comportement addictif crée de nombreux symptômes, mais peu spécifiques de la toxicomanie car appartenant aux registres névrotiques, psychotiques ou pervers habituels. Il ne peut donc pas constituer une entité nosographique spécifique. [...]
[...] Ils le souhaitent pourtant, ils en rêvent, mais conçoivent cette rupture comme une lutte de tous les instants, recherchant chez le soignant des recettes pour ne pas rechuter, pour tenir le coup Le maître mot, celui qui revient sans cesse, c'est la volonté Après ma dernière hospitalisation, j'ai tenu six mois, mais j'ai craqué, je sais que c'est la volonté qui compte, moi j'en n'ai pas, tout le monde me le dit Ils se promettent à eux-mêmes de ne plus jamais consommer, ils le promettent aussi aux autres, alors ils comptent sur leur volonté pour tenir leurs engagements. Mais jamais ils ne parlent de désir. Quand j'aborde le sujet, ils entendent désir mais comprennent envie envie de consommer et non de s'abstenir. Dans la plupart des cas, le patient connaît sa problématique, en évalue avec justesse les conséquences sur sa santé et sa vie. Certains même sont des spécialistes, ils ont lu beaucoup d'ouvrages sur le sujet. Mais pourtant ceux-là rechutent comme les autres, incapables de s'extraire durablement du temps cyclique de l'addiction, malgré leurs promesses sincères. [...]
[...] Une probabilité qui s'élève à 60% si la pathologie est un trouble bipolaire Lorsqu'un patient présente un double-diagnostic, nous devons nous interroger sur les relations possibles entre le trouble psychique et l'addiction. Il y a quatre possibilités : Le trouble psychique existe avant l'addiction et provoque cette dernière. L'addiction existe en premier et provoque ou favorise le trouble psychique. Il existe une vulnérabilité commune à la fois pour les addictions et le trouble psychique. La cooccurrence d'une addiction et d'un trouble psychique relève du hasard, les deux pathologies sont indépendantes. [...]
[...] Ce sera donc comme toujours l'inconscient qui commande, mais la volonté permettra de le soumettre à une situation agréable qu'il avait oubliée pendant le temps de l'addiction et 76/87 susceptible de réactiver certaines pulsions positives Mais ces stratégies sont-elles capables de sublimer durablement des pulsions et de susciter un nouveau désir ayant valeur de substitut de l'addiction ? En d'autres termes, peuvent-elles induire un vrai changement dans l'économie psychique ? En nous appuyant sur un texte du philosophe Alain Cugno60, nous allons essayer de déterminer les conditions d'un changement dans l'appareil psychique L'homme peut-il changer ? [...]
[...] François s'appuie majoritairement sur des textes de Gilles Deleuze et de Schopenhauer. Il rappelle la thèse principale de Schopenhauer qui a initié ce mode de pensée : vouloir n'est pas agir, c'est pâtir En affirmant que la volonté est subie et non mise en œuvre, il affirme que le désir est une production. A. François cite également un texte où Schopenhauer précise sa pensée18 : A propos du désir : La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l'infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. [...]
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